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des climats lointains, elle les multiplie et en complète le nombre. Tels, principalement, dans le genre des quadrupèdes, les éléphans ; à peine en voyons-nous quelques-uns dans nos contrées, mais l’Inde en nourrit une si grande quantité que leurs milliers innombrables l’entourent d’un mur d’ivoire qu’on ne saurait pénétrer. » Par suite, s’il y a une quantité infinie d’êtres vivans qui naissent et meurent, il est nécessaire, pour faire équilibre, qu’une quantité également infinie subsiste éternellement. Ce sont les dieux.

L’argument tiré du consentement universel, ainsi confirmé par la loi d’isonomie, ne laissait pourtant pas que d’être dangereux. L’opinion commune, c’est en effet que les dieux gouvernent l’univers et tiennent dans leurs mains capricieuses notre bonheur ou notre malheur. L’objet même de l’épicuréisme était de leur retirer un tel pouvoir. En général, les philosophes qui font appel au témoignage du genre humain éprouvent le même embarras qu’Epicure : ce témoignage, s’il atteste des vérités, devrait consacrer aussi beaucoup d’erreurs et de superstitions. C’est à la philosophie à faire le départ des unes et des autres. Et ce départ, on ne le fait sûrement que si l’on réussit à montrer comment l’ignorance primitive a dû mêler inévitablement de fausses croyances aux dogmes dont elle avait l’obscur pressentiment.

La genèse des idées religieuses, telle qu’elle est présentée par l’épicuréisme, est des plus remarquables. Dans le passage classique où Lucrèce l’expose en beaux vers, on croit surprendre la trace des théories récentes de Tylor, de Lubbock, de Spencer, sur l’animisme des sauvages. Les hommes voyaient, le jour, des fantômes imposans : l’hallucination devait être fréquente, en effet, pour ces cerveaux exténués par les longs jeûnes qu’imposent les difficultés toujours renaissantes de se procurer la nourriture. Ils les voyaient, en dormant, plus grands encore ; les privations, puis, quand la chasse ou la pêche ont été plus heureuses, de gloutonnes orgies de viande crue, voilà de quoi remplir le sommeil de rêves qui prennent un singulier relief. Ils leur attribuaient le sentiment, parce que ces fantômes paraissaient mouvoir leurs membres et parler d’un ton impérieux, proportionné à leur extérieur majestueux et à leurs forces immenses. La distinction entre l’objectif et le subjectif ne se fait pas facilement à l’origine : le rêve est pris pour une réalité.

Qu’étaient ces images ? Pour un épicurien, c’étaient des simulacres, constitués par des atomes très subtils. Pour l’anthropologiste qui est au courant de la théorie animiste, c’étaient des hallucinations qui représentaient à l’imagination troublée du sauvage l’âme ou le double de quelque ancêtre ou de quelque chef disparu.