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Lucrèce admet bailleurs que des simulacres, émanés du corps des vivans, flottent dans l’air longtemps après la mort et la dissolution de l’organisme qui les a produits : la croyance à l’immortalité de l’âme n’a pas pour lui d’autre fondement. Mais les simulacres qui ont donné naissance à la religion ne se confondent nullement avec ces derniers.

Selon les épicuriens, les premiers hommes ne se trompaient pas en affirmant la réalité des êtres qui s’offraient ainsi à leur vue ; peut-être ne se trompaient-ils pas non plus en les prenant pour les dieux mêmes, car nous verrons que ce fut là une des thèses de la théologie épicurienne. Leur erreur fut d’abord d’attribuer à ces fantômes et l’ordre constant de l’univers et le retour périodique des saisons, puis de les loger dans le ciel. L’ignorance primitive explique suffisamment cette double superstition. Que des volontés surnaturelles gouvernent le monde, comment en douter, alors que la philosophie n’a pas encore montré qu’on peut rendre compte de toute la nature par le concours fortuit des atomes ? Et quant au ciel où roulent le soleil et la lune, où brillent les astres mélancoliques, où se forment ces torches errantes dans les ténèbres, et les nuées, et la neige, les vents, les foudres, la grêle, et ces frémissemens et ces grands murmures menaçans du tonnerre, — comment n’eût-il pas été, pour de pauvres mortels en proie à la terreur de l’inconnu, la demeure et le palais des dieux ?

Et voilà la superstition, avec les maux innombrables dont elle n’a cessé d’écraser le genre humain, issue d’une croyance vraie dans son principe ! Car, s’ils sont indifférens au bonheur comme aux misères de l’homme, s’ils ne se mêlent de rien, s’ils n’habitent pas les régions du ciel, les dieux existent pourtant et ils existent quelque part ! La religion a un objet, et la piété du sage est précisément le contraire de la superstition, qui seule est impie.

Que sont donc les dieux d’Épicure ? On ne saurait le dire avec une entière certitude. Deux textes fort obscurs, l’un de Diogène Laërce, l’autre de Cicéron, ont exercé et sollicitent encore la sagacité des érudits. Gassendi proposait une explication qu’on est unanime à repousser aujourd’hui. De nos jours, Schœmann, Volkmann, Hirzel, Woltjer, ont chacun la leur ; M. Lachelier, dans quelques pages de la Revue philologique, suggère une hypothèse très ingénieuse. M. Guyau soutient, contre Lange, la réalité objective des dieux épicuriens. Enfin, dans les savantes notes de son édition du De natura deorum de Cicéron, M. J.-B. Mayor incline à penser qu’Épicure a reconnu deux sortes de divinités, les unes réelles, les autres purement idéales ; il concilie ainsi l’interprétation de Lange et celle de la plupart des commentateurs.