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sereine béatitude serait troublée. Puis, au fond, ces biens et ces maux ne viennent pas proprement de personnes divines qui les auraient voulus.

Un intéressant passage de Lucrèce nous donne, semble-t-il, le mot de l’énigme : « Si tu n’écartes de ton esprit ces croyances (que les dieux produisent les phénomènes du ciel et de la terre), si tu ne regardes ces soins comme… incompatibles avec le calme dont ils jouissent, les divinités saintes des dieux violées par toi se présenteront souvent à ta vue ; non que l’essence suprême des dieux puisse être dérangée de son repos au point que la colère leur inspire d’infliger de cruels châtimens ; mais parce que tu t’imagineras (tute tibi… constitues) que, tranquilles au sein de la paix, ils roulent de grands flots de ressentimens. Tu n’entreras plus sans frayeur dans les sanctuaires des dieux, et les simulacres qui émanent de leurs corps sacrés, messagers pour les âmes des hommes de la forme divine, tu ne pourras plus les recevoir avec la paix du cœur. Tu peux juger par là quelle sera désormais ta vie. »

Ainsi les châtimens ou récompenses qui viennent des dieux sont, dirions-nous aujourd’hui, des phénomènes d’imagination. Leur origine véritable, c’est la sérénité intérieure du sage ou la terreur du superstitieux et du criminel. Sans doute, la théorie épicurienne de l’imagination exige que des simulacres venus du dehors, émanés peut-être des dieux des intermondes, soient la cause de la représentation mentale ; mais ces simulacres sont, en soi, toujours les mêmes, toujours impassibles, et c’est l’ignorant ou le coupable qui, par ses erreurs et ses craintes, les défigure et les déforme. La faveur des dieux, c’est essentiellement l’opinion droite, partant bienfaisante, qu’une âme épurée conçoit des dieux ; leur vengeance, c’est l’opinion fausse, par suite malfaisante, d’une âme perverse sur ces natures éternelles et bienheureuses qu’aucune passion ne saurait troubler.

Par là s’explique un passage assez obscur d’Epicure que je traduis littéralement : « Les affirmations du vulgaire sur les dieux sont des suppositions mensongères. Il en résulte que les plus grands maux arrivent aux méchans de la part des dieux et les plus grands avantages aux bons. Car ceux-ci, fidèlement attachés à leurs propres vertus, reçoivent et embrassent des dieux semblables (à eux-mêmes ou à ces vertus, et considèrent comme étranger (ou faux) tout ce qui est différent. » La sagesse et la vertu sont donc bien les conditions nécessaires pour avoir des dieux une idée vraie, et trouver dans cette conception les plus grands secours. Une telle doctrine, qui fait de la vérité religieuse la conséquence et la récompense de la perfection morale, est assurément remarquable et valait d’être mise en pleine lumière.