Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/690

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui, même affaiblies, presque effacées, continuent de planer, par-delà tous les siècles, dans l’immobile possession de l’absolu.

Le bonheur épicurien, je le sais, n’est pas à ce point extatique ; mais une âme qui s’est affranchie des passions et de leurs objets, comme l’âme épicurienne, est aussi, selon une certaine mesure, entrée dans l’éternité. D’ailleurs, à cette sagesse quiétiste, la vie en elle-même ne paraît pas très désirable. La vie, pour l’épicurien, n’a son prix que par la discipline intellectuelle et morale qui nous en détache. Il ne faut pas oublier qu’un courant pessimiste a circulé ininterrompu à travers la poésie et la philosophie grecques ; ce courant, M. Bonghi l’a signalé dans une lettre éloquente qui sert de préface à sa remarquable traduction du Phédon de Platon. Les vers mélancoliques du poète : « Ce qui est de beaucoup le meilleur pour les mortels, c’est de n’être pas nés,.. et ensuite, après la naissance, de passer au plus tôt les portes de l’Hadès, » se répètent d’écho en écho, jusqu’aux derniers jours du paganisme.

Sur cette double négation du gouvernement des dieux et de la vie future, Épicure élève l’édifice de la vie heureuse. Nous ne serons pas le premier à remarquer que l’attitude mentale du sage épicurien en face du problème religieux et du problème de l’immortalité est encore aujourd’hui celle d’un grand nombre d’esprits. Réduire la divinité à une sorte d’idéal inerte, vaguement aperçu par la pensée au terme de ses démarches, accepter de bonne grâce le néant comme un repos désirable, après les quelques années d’existence consciente que nous a ménagées le concours des causes aveugles opérant sans trêve dans l’infinité du temps et de l’espace, voilà de quoi, semble-t-il, s’épargner bien des troubles et, au prix d’un peu d’espoir évanoui, affranchir la vie humaine des plus douloureuses angoisses qui aient jusqu’ici pesé sur elle. Cette lassitude morale, qui est un des caractères de notre époque, pourrait bien, à ce point de vue, recruter d’assez nombreux adeptes à l’épicuréisme. — Souhaitons qu’il n’y ait là qu’une crise passagère. Une intelligence plus élevée de ce que nous avons à faire ici-bas, le devoir mieux compris et mieux accepté dans toute son étendue, une sympathie plus agissante pour tous ceux qui souffrent, une volonté plus opiniâtre de travailler infatigablement à l’œuvre sacrée du progrès, auraient, pensons-nous, pour effet, de ramener bien des âmes à croire qu’une bonté suprême opère dans la nature, et que ses collaboratrices, les consciences, n’achèvent pas toute leur tâche en cette vie.


L. CARRAU.