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de sa façon. En quatre ans, selon l’expression de M. de Broglie, trois grandes armées engouffrées en Allemagne s’y étaient fondues, et trois généraux français y avaient laissé leur réputation. Cependant on avait eu une bonne chance au milieu des désastres. Après nous avoir abandonnés, Frédéric II, qui allait devenir Frédéric le Grand, avait senti le besoin de se raccrocher avec nous. Convaincu que Marie-Thérèse n’avait accepté la paix de Breslau que jusqu’à nouvel ordre, et en se promettant d’en appeler et de lui reprendre la Silésie, il s’était décidé à la prévenir, il avait envahi de nouveau la Bohême.

On se battait, mais en désirant la paix. Comme l’a dit Voltaire, « cette guerre générale était une de ces maladies qui à la longue changent de caractère. On la continuait parce qu’elle était commencée, et sans avoir d’autre objet que de la faire cesser. » Pour obtenir la paix, il fallait se mettre en état de l’imposer, et on ne pouvait traiter avant d’avoir vaincu. Ces victoires ardemment souhaitées, Maurice de Saxe se chargea de les procurer à la France ; mais une diplomatie avisée et résolue pouvait seule les mettre à profit. Malheureusement, le ministre chargé de conduire nos campagnes diplomatiques était un de ces hommes qui se repaissent de chimères. Consciencieux et appliqué, il joignait à tous les talens qu’il pouvait avoir celui de manquer toutes les occasions et d’arriver toujours trop tard.

Louis-René de voyer, marquis d’Argenson, ressemblait fort peu au comte, son frère cadet, secrétaire d’état de la guerre, qui, à force d’industrie et d’intrigue, réussit à se défendre longtemps contre le mauvais vouloir de Mme de Pompadour. On disait « que l’un des deux frères était plein d’esprit et d’ambition, et de plus fort galant, que l’aîné était et fut toujours un balourd. » Après la mort de ce balourd, Voltaire écrivait à Cideville : « J’ai regretté le marquis d’Argenson, notre vieux camarade ; il était philosophe, et on l’appelait à Versailles d’Argenson la bête. » Assurément, le marquis d’Argenson était loin d’être une bête ; mais cet homme à l’écorce dure, aux manières rudes, n’avait pas l’esprit qui sert, et il avait les talens qui nuisent. Il était né avec l’amour de la singularité et du paradoxe ; c’est pour un homme d’état un amour fort dangereux.

Sa philosophie consistait surtout dans un âpre mépris des idées reçues, des traditions, et sa philanthropie fort sincère était bourrue, maussade, hérissée de piquans. Il aimait également l’emphase et les gros mots. Ce cynique bienfaisant, qui avait eu à se plaindre de sa femme, prêchait les unions libres, définissait le mariage : « un droit furieux dont la mode passera. » Pour inspirer aux peuples le goût du vrai bonheur, il aurait voulu créer « des ménageries d’hommes heureux : « Je voudrais bâtir quatre ou cinq villages dont les habitans seraient les plus fortunés paysans que je pourrais