Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/694

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revanche, il excluait de sa Salente toute assemblée nationale, et il conservait au roi la prérogative de faire les lois en son conseil et de les promulguer de sa pleine autorité.

M. de Broglie pense que ce fut chez d’Argenson une précaution, une adresse, qu’il effaçait l’article le plus déplaisant de son programme pour faire passer le reste. Je suis plus disposé à croire qu’il se flattait de bonne foi de concilier la démocratie avec le pouvoir absolu. Il eut toujours du goût pour le bizarre, et le baroque lui semblait la marque de la vérité. Dans une heure de clairvoyance, il avait deviné que la nation demanderait tôt ou tard au souverain de convoquer des états-généraux pour réformer les abus. Il se défiait des états-généraux et de leurs exigences, et il jugeait que des assemblées paroissiales les remplaceraient avec avantage et moins de danger. « Il est bon, disait-il, de consulter les gens sur leur part contributive de l’impôt. Par là le peuple serait bien content ; il croirait entrer dans toutes les affaires de l’état comme et mieux que dans une république. Il s’y intéresserait comme fait une femme à qui l’on fait part de ses affaires de ménage. » Il ajoutait qu’il faut donner tout le pouvoir réel au gouvernant, n’en laisser aucun au gouverné, mais cacher soigneusement le pouvoir absolu. J’ai dit qu’il ressentait pour notre espèce une méprisante tendresse, son système de constitution en fait foi. Il estimait qu’une liberté fictive, imaginaire, suffit à la félicité des peuples, et, après avoir rêvé de créer des ménageries d’hommes heureux, il voulait créer une ménagerie d’hommes libres ; mais il avait bien soin de les tenir en cage.

Quand, par un choix imprévu qui ressemblait à une gageure, le marquis d’Argenson fut nommé secrétaire d’état pour les affaires étrangères, tout le monde s’en étonna, sauf lui. Il ne doutait pas de posséder les qualités nécessaires à son nouveau métier. Depuis longtemps, il avait réduit en système la politique extérieure comme l’autre ; des théoriciens tels que d’Argenson ont des théories sur toute chose, on ne les prend jamais sans vert. Ce philosophe, qui avait toutes les ambitions, avait représenté jadis à son frère devenu ministre avant lui qu’il se trouverait bien de l’avoir pour collègue : « Croyez-moi, je vous serai utile, je pourrai vous aider. Ma petite naïveté, ma petite vérité, dont j’ai même quelque réputation, manquent aujourd’hui à nos affaires. Tout le monde nous attaque parce que toute confiance à la France manque aujourd’hui. « Il resta fidèle à son idée ; à peine fut-il en possession du poste qu’il avait convoité, il se proposa « de rétablir cette réputation de bonne foi et de candeur qui ne devrait jamais abandonner notre nation. » C’est une belle chose que la confiance ; mais les vrais politiques ont toujours pensé que, pour s’imposer à l’estime du monde, un grand pays doit montrer quelque force dans son action et prouver à ses amis qu’il est en mesure de les assister, à ses