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ses fautes. Après avoir lu ce piquant récit, il faut se procurer le plaisir du contraste en étudiant les lettres d’affaires, la correspondance politique de Frédéric pendant ces deux années de 1744 et de 1745. C’est là qu’on apprend quelles règles de conduite, quels doutes, quelles défiances, quelles inquiétudes utiles, quelles curiosités salutaires doivent avoir les hommes qui dirigent les destinées d’un pays ; comment ils doivent s’y prendre pour s’épargner les déconvenues, pour réparer leurs échecs, pour amener à composition cette redoutable et mystérieuse puissance que le vainqueur de Friedberg appelait tantôt « sa sacrée majesté le hasard, » tantôt « l’aveugle Providence ou le destin, s’il y en a un. » M. de Broglie se montre fort sévère « pour les historiens salariés par Frédéric ou aveuglés par une sotte admiration pour lui. » Lui-même ne se dérobe pas au charme ; il ne peut s’empêcher d’admirer. Il arrivait à Frédéric comme à tout le monde de se laisser exalter par ses succès et de caresser des chimères. Mais il savait se juger et se résister, revenir de ses erreurs, réviser ses comptes, rabattre de ses prétentions, et se contenter du possible. Ce grand homme de guerre ne l’a jamais faite par entraînement ; il n’a jamais livré que des batailles nécessaires, et il avait le droit de dire « qu’il ne guerroyait que pour parvenir à la paix, qu’il était trop philosophe pour suivre l’impétuosité de ses passions. » Son lumineux et souverain bon sens lui servait à dompter son naturel violent, à mater son imagination fougueuse ; comme il le disait encore, il apprenait à son âme, à coups de bâton, à devenir patiente et tranquille.

C’est dans les cas difficiles que se révèle toute la puissance de son esprit et de sa volonté ; il était de ces hommes que le malheur grandit. Il ne connaîtra que dans la guerre de sept ans les suprêmes détresses ; mais il a connu dès 1745 les dangers pressans et les disgrâces. C’est alors qu’il s’écrie : « J’ai jeté le bonnet par-dessus les moulins ; je me prépare à tous les événemens, et s’il faut périr, ce sera avec gloire et l’épée à la main… J’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance ou je veux que tout périsse et que jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi… Adieu, divertissez-vous bien là-bas, rassurez les timides, encouragez les bien intentionnés, et soyez persuadé que nous maintiendrons la Silésie, ou que vous ne reverrez que nos os. » Quelques mois plus tard, tout semble perdu. Marie-Thérèse a conclu un traité avec la Saxe pour envahir le Brandebourg et marcher droit sur Berlin. Assailli par deux armées, Frédéric a sujet de craindre que les Russes ne le prennent à dos, et la France l’a abandonné. Il se sauve par un coup d’audace, par l’invasion foudroyante de la Saxe ; il force les portes de Dresde, et il annoncera bientôt à Valori que sa paix est faite : « George Dandin, tu l’as voulu. » Pendant que la France se verra condamnée à batailler avec gloire, deux ans encore, pour obtenir le stérile traité d’Aix-la-Chapelle et pour n’avoir ni Beaumont, ni Ypres,