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la France, où M. le préfet de la Seine lui-même lui assure que désormais tout est « ordre et lumière. » M. le préfet de la Seine est certes bien placé au conseil municipal de Paris pour le savoir : le pays, qui n’est pas aussi instruit, trouve que l’ordre le plus simple n’est même pas toujours dans les rues, que la lumière n’est pas pour sûr dans ses affaires, et que voilà bien des paroles, bien des fantasmagories pour une réalité qui n’est ni aussi triomphante ni aussi rassurante qu’on le dit.

Une des choses les plus curieusement significatives du temps, en effet, c’est cette disproportion entre la vie simple, modeste, pratique du pays et cette perpétuelle représentation organisée par l’esprit de parti, entre la réalité et les paroles, les fantasmagories, c’est bien le mot. Par une sorte d’artifice banal, dont on est à la fois complice et dupe, on finit par s’accoutumer à tout dénaturer, à tout exagérer pour le besoin du moment, dans l’intérêt de la cause que l’on croit servir. On arrive à n’avoir plus ni la saine appréciation des choses, ni le sentiment de la vérité et de la proportion dans le jugement des hommes et des événemens. C’est entendu, on ne ménage pas les mots : tout devient sublime, héroïque, légendaire, pourvu que la république y soit intéressée !

Il n’est pas d’exemple plus singulier de ces troubles d’esprit que ce qui s’est passé l’autre jour autour de ce monument de M. Gambetta, élevé en plein Carrousel, faisant face, à travers les Tuileries détruites, à l’Arc-de-Triomphe. Il a été inauguré pour le 14 Juillet, ce monument. Il a été livré par le président de la commission au gouvernement, représenté par M. le président du conseil, qui a promis de faire bonne garde autour de lui. Les discours n’ont pas manqué : on a rivalisé d’éloquence et d’adulations, dont le moindre inconvénient est de paraître par trop démesurées. Ce n’est point assurément qu’il y ait aucun embarras à reconnaître ce qu’il y avait de vigoureux et d’original dans cette nature de tribun. A travers ses fougues, ses inégalités et ses faiblesses, M. Gambetta a eu certes des dons précieux. Pendant la guerre, s’il a eu le malheur de se faire le complice de bien des iniquités, de favoriser bien des confusions désastreuses, il a eu la fortune d’enflammer le pays, de personnifier la défense. Depuis, il a montré souvent dans la politique de l’habileté, de la souplesse, une cordialité vive et entraînante, un esprit libre et ouvert. Il garde surtout l’avantage de paraître dans son passé, dans ce passé qu’on dit légendaire, bien supérieur à tous ceux qui l’ont suivi, qui se sont disputé son héritage ; mais enfin que reste-t-il de lui ? S’il a beaucoup promis, il n’a rien créé qui lui survive. Il n’a fait que passer au pouvoir, et quelques-uns de ceux-là mêmes qui lui prodiguent aujourd’hui leurs adulations lui ont laissé à peine trois mois de ministère. Et cependant voilà M. Gambetta classé au rang des dieux ! Il n’est question