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de 20 kilomètres, jusqu’à la frontière du grand-duché de Weimar. Les esprits, d’ailleurs, étaient loin de se calmer ; des villes l’agitation avait gagné les campagnes ; des châteaux étaient pillés, saccagés par les paysans, des fabriques incendiées par les ouvriers, les juifs étaient molestés par leurs débiteurs. La question sociale se posait partout en Allemagne, avec plus ou moins d’intensité, non pas scientifiquement comme aujourd’hui, mais brutalement, par des attaques contre la propriété. Le principe monarchique seul restait debout au milieu de l’anarchie générale, malgré les Turner et leur affiliés, qui, dans le grand-duché de Bade, surtout aux portes de la France, affirmaient l’idée républicaine.

Toutes les capitales allemandes avaient subi l’émeute, le sang avait coulé à flots à Berlin, Cassel ne pouvait échapper aux barricades. L’ordre ne s’y était pas rétabli, bien que l’électeur eût poussé les concessions jusqu’à confier le portefeuille de l’intérieur à M. Eberhard, l’un des membres de la députation de Hanau qui, le 13 mars, était venue dans son palais mettre sa dignité et sa patience aux plus mortifiantes épreuves. Le peuple, subitement affranchi, s’en donnait à cœur-joie ; il marquait son émancipation par de bruyantes manifestations. Il usait de la liberté à sa manière, en portant des charivaris à la noblesse et aux ministres sacrifiés. Il cassait leurs vitres en vociférant : « Qu’est-ce que la patrie allemande ? » — Le gouvernement laissa faire ; peut-être estimait-il qu’un peu de désordre était nécessaire pour impressionner l’électeur et le maintenir dans la bonne voie. Mais le régiment des gardes du corps, qu’on avait négligé d’éloigner, souffrait des humiliations dont on abreuvait le chef de l’armée. Il n’attendait qu’une occasion pour donner une leçon aux perturbateurs. Dans la soirée du 9 avril, le peuple souverain était en train de se donner le plaisir de briser les vitres de l’ancien ministre des affaires étrangères, lorsque, soudainement, une cinquantaine d’hommes, de vrais géans, le sabre au poing, sortirent de la caserne, exaspérés, et se ruèrent avec fureur sur les manifestans. La mêlée fut sanglante ; il y eut des tués et des blessés. La foule, terrifiée, se dispersa dans toutes les directions en criant : « Aux armes ! On nous assassine ! » En un clin d’œil, la ville fut illuminée, dépavée et barricadée, l’arsenal et les boutiques d’armuriers dévalisés. A une heure du matin, on se porta en nombre à la caserne, au son du tocsin, pour venger le sang versé. Le combat fut acharné ; le dernier mot serait resté sans doute aux gardes du corps, si leurs officiers ne leur avaient pas donné l’ordre de se retirer et de sortir de la ville, protégés par la garde civique.

Le matin, les paysans accouraient de tous côtés, armés de faux et de bâtons, pour concourir à la défense. Les magasins restèrent fermés et les barricades gardées. La chambre se réunit d’urgence.