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l’on faisait parler. Telles furent quelques-unes au moins des raisons qui détournèrent Corneille des sujets modernes vers les sujets anciens. Et il est bien vrai qu’il ne tarda pas à s’en faire un procédé, puisqu’on a pu le louer d’avoir mis presque toute l’histoire en tragédies, ce qui est un peu comme si l’on faisait un mérite à Dumas d’avoir « romancé » toute l’histoire de France. Mais il suffit, pour le moment, d’avoir bien vu qu’il suivait en cela le courant du siècle, et que d’ailleurs, en le suivant, il adressait la tragédie vers son véritable objet, si du moins, dans tous les genres, ce sont les chefs-d’œuvre, comme je le crois, qui, jusqu’à nouvel ordre, en déterminent empiriquement le véritable objet. Le véritable objet de la tragédie, c’est ce qui fait la principale beauté de Britannicus ou d’Athalie, comme le véritable objet de la poésie lyrique, c’est sans doute celui que définissent pour nous les Méditations de Lamartine ou les Contemplations d’Hugo.

Il est en effet utile de le savoir : si la tragédie française du XVIIe siècle n’a guère mis en scène que des Grecs et des Romains, ce n’est pas tout d’abord, mais après plus d’un demi-siècle d’essais et de tâtonnemens. Sujets antiques et sujets modernes, sujets presque contemporains, comme l’Écossaise, d’Antoine de Moncrestien (1605), ou le Comte d’Essex, de La Calprenède (1638) ; sujets historiques et sujets d’invention, des Bradamante et des Roland ; pastorales et tragi-comédies, sujets tirés de l’Ancien-Testament ou de la vie des saints, depuis les Juives de Robert Garnier (1583) jusqu’au Saint Eustache de Baro (1639), que sais-je encore ! il n’était rien que n’eussent tenté nos auteurs, aucun temps de l’histoire, ou aucune imagination de la fable qu’ils n’eussent mis en cinq actes et en vers. On se trompe donc, et assez gravement, pour ne pas dire du tout au tout, lorsque l’on croit que les « règles » sont venues a priori circonscrire la liberté de l’invention poétique, et que les modèles anciens ont été comme imposés à Corneille ou à Racine par Chapelain ou par l’abbé d’Aubignac. Mais au contraire, et c’est ici le terme d’une longue évolution. On a d’abord essayé, si je puis ainsi dire, ce que rendaient au théâtre des sujets quelconques, librement traités par le poète ; et l’expérience a duré, comme on vient de le voir, plus d’un demi-siècle. On s’est alors aperçu qu’un certain plaisir, plus vif sous la contrainte rigoureuse des règles, était aussi plus noble quand on le demandait à de certains sujets. On a voulu s’assurer ce plaisir. Et de même qu’il y avait une convenance de nature entre le drame de Shakspeare et les tendances du génie anglais, il s’est trouvé qu’il y en avait une entre les exigences de l’esprit français et une autre forme de drame, qui est la tragédie qu’on appelle classique. Le prodigieux succès du Cid n’a pas fait illusion à Corneille lui-même sur la direction qu’il fallait prendre