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telle sorte que, chacune à sa manière, la comédie de Molière et la tragédie de Corneille nous parlent également de la lutte, qui est presque toute l’histoire de la littérature moderne, entre la religion et la « libre pensée. » Et, Polyeucte, sans doute, a d’autres mérites, mais c’est bien ici le principal, celui dont on pourrait dire qu’il sert de support à tous les autres ; et parce qu’il est aussi le plus caché, voilà pourquoi nous n’avons mis guère moins de deux cent cinquante ans à nous en apercevoir. Il n’y a pas d’œuvre de génie où il n’entre un peu d’inconscience, qui n’anticipe sur l’ordre des temps, et dont une part, conséquemment, n’échappe à l’admiration ou à l’intelligence de ses contemporains.

On a voulu préciser encore davantage, et depuis que Sainte-Beuve s’en est avisé, dans son Port-Royal, — pour s’y donner un droit à parler de Polyeucte, — on a mêlé Polyeucte aux querelles de la grâce, et Corneille lui-même, par l’un au moins de ses chefs-d’œuvre, à l’histoire du jansénisme. Ce qui ne laisse pas d’être assez bizarre, c’est qu’en ce temps-là, comme on plaçait toujours Polyeucte en 1640, il était donc antérieur, non-seulement au grand éclat du jansénisme, qui ne date que de la publication du livre d’Arnauld sur la Fréquente communion, en 1643, mais encore il avait précédé celle même du gros in-folio de Jansénius, cet Augustinus qui ne vit le grand jour qu’en 1641. Il est vrai, — et je ne m’en plains pas, je le note au passage, — que ces considérations chronologiques n’ont jamais beaucoup empêché dans leurs comparaisons ou dans leurs généralisations, souvent arbitraires, mais toujours ingénieuses, les Villemain, les Sainte-Beuve, les Nisard. Mais on voit aussi combien il importerait de connaître avec exactitude la date de Polyeucte, puisqu’en un certain sens la connaissance des vraies intentions de Corneille en dépend. Nous croyons, pour notre part, qu’il n’y a rien dans Polyeucte, non pas même la tirade :


Il est toujours tout juste et tout bon, mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace,


qui ne s’explique par la seule nécessité du sujet, et qui ne soit conforme, sans aucun mélange de jansénisme, à la pure tradition catholique. C’est aussi bien ce que l’on saurait, si l’opinion ne s’était accréditée parmi nous qu’au XVIIe siècle, en dehors du jansénisme, il n’y aurait eu ni véritable piété, ni de morale assez austère pour les grands chrétiens que nous sommes. Mais Polyeucte et Corneille eux seuls serviraient précisément d’exemple du contraire : Corneille, qui, s’il a incliné d’un côté, c’est de l’autre, du côté de l’humaine liberté, sans en être un dévot pour cela moins rigide, et Polyeucte, que l’on rapetisse en en faisant une espèce de roman