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prose après tout vaut bien celle de La Calprenède, si peut-être ses vers ne valent pas ceux de Corneille. C’est que, comme eux, il y trouvait un double et précieux avantage, et tandis qu’auprès des ignorons, un peu d’histoire authentiquait tout ce qui lui passait par la tête, auprès des historiens la fécondité de son imagination lui faisait pardonner la manière dont il traitait l’histoire. Veut-on encore quelque autre preuve de l’analogie de leurs procédés et de celle de leur genre de succès ? Cous savez, de notre temps, avec quelle sympathie Michelet a toujours parlé de l’auteur des Trois Mousquetaires ? Mais, au XVIIe siècle, dans ses lettres, de qui, ou de quoi, Mme de Sévigné parle-t-elle quand elle loue « la grandeur des événemens, » et « la violence des passions, » et « la beauté des sentimens, » de ces sentimens dont « la perfection remplit son idée sur les belles âmes ? » Est-ce de son vieux Corneille ? est-ce de Rodogune ? ou d’Héraclius ? ou de Nicomède ? ou du Cid, peut-être ? Eh ! que non pas ! C’est de La Calprenède, et de sa Cléopâtre ; et elle en pourrait dire autant de la Cassandre ; et elle aurait raison. C’est effectivement les mêmes émotions que, par les mêmes moyens, la même combinaison de l’histoire et du roman, le même emploi hardi de l’extraordinaire et de l’invraisemblable, Corneille et La Calprenède ont éveillées, remuées et satisfaites chez les lecteurs du XVIIe siècle.

Mais pourquoi La Calprenède n’est-il pas devenu Corneille ? et tandis que les tragédies de La Calprenède ne sont en vérité que des romans assez mal dialogues, comment et pourquoi les inventions de Corneille, quoi qu’il s’y mêle de romanesque, demeurent-elles des drames ? Corneille en a donné lui-même une raison quand il a formulé cette maxime dans son Discours sur la tragédie : « que la réduction de la tragédie au roman est la pierre de touche pour démêler les actions nécessaires d’avec les vraisemblables. » Il veut dire que la logique doit régner souverainement au théâtre, et que le drame n’admet rien qui ne l’achemine à son dénoûment. Le roman s’attarde, et au besoin s’arrête ; on n’exige de lui que d’être vraisemblable ; il peut, s’il lui plaît, imiter, dans la liberté de son allure, l’illogisme de la vie, ou se laisser guider au caprice de l’imagination. Tandis qu’au théâtre, chaque scène doit sortir de celle qui précède, chaque scène y doit préparer celle qui suit, la contenir en quelque sorte, et toutes ensemble, en s’enchainant, elles doivent nécessiter la fin. Mais une autre raison, moins technique, est aussi plus profonde. C’est que si le roman, comme je le crois, — et comme aussi bien l’étymologie de l’un au moins des deux mots nous l’indique, — diffère surtout du drame en ce que les héros n’y sont pas les artisans de leur fortune ou les ouvriers de leur destinée, nul poète au monde peut-être ne s’est fait du pouvoir de l’homme sur lui-même une plus