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et de « vérité des mœurs, » plus j’y regarde, et plus je crains que ce n’en soit le manque de vérité générale et humaine. Les héros de Corneille se ressemblent tous, et ils ne nous ressemblent pas. Oui, Grecs et Romains, Byzantins et Lombards, Gépides et Visigoths, Syriens et Espagnols, don Diègue et le vieil Horace, Cléopâtre et Attila, Rodogune et Emilie, tous, ils parlent tous, ils agissent tous de la même manière.


Sermens fallacieux, salutaire contrainte
Que m’imposa la force et qu’accepta ma crainte
Heureux déguisemens d’un immortel courroux ; ..


si ces vers, qu’il a mis dans la bouche de sa Cléopâtre, seraient tout aussi bien placés dans celle de son Emilie, les reines d’Orient parlent donc chez lui comme les Romaines ? De telle sorte que les prétendues différences que l’on avait cru discerner entre ses Espagnols ou ses Byzantins, se résolvant, pour ainsi dire, dans l’uniformité de la déclamation cornélienne, il n’en subsiste plus que l’air d’héroïsme et la grandiloquence par où ils se distinguent de nous. S’ils étaient plus humains, leurs sentimens moins extrêmes, et leurs discours moins a forcenés, » les héros de Corneille nous paraîtraient moins « Huns, » ou moins « Numides ; » nous les trouverions moins caractérisés s’ils étaient moins extraordinaires ; et enfin, s’ils étaient plus « vrais, » ils nous paraîtraient moins historiques.

Demandera-t-on d’où vient alors l’illusion presque universelle des contemporains, et comment encore aujourd’hui nous continuons d’en être les dupes ? Car, ce n’est pas d’Horace ou de Cinna, de Don Sanche ou du Cid, c’est de la Sophonisbe que Saint-Évremond a loué la couleur « carthaginoise ; » c’est de son Sertorius que l’on conte que Turenne demandait « où Corneille avait appris l’art de la guerre ; » c’est son Othon que le maréchal de Grammont appelait « le bréviaire des rois ; » et, après ces grands noms, s’il est permis de produire à son tour le gazetier Robinet, c’est d’Attila qu’en ses vers prosaïques il admirait encore le style énergique, l’exactitude historique et la profondeur politique. Où diable Robinet avait-il appris la politique et l’histoire ? Mais cela prouve tout simplement que, pour Corneille comme pour d’autres, comme pour Hugo, si l’on veut, parmi nous, le temps de sa décadence a été celui de son apothéose. Cela prouverait au besoin, si l’on ne le savait assez par ailleurs, que les contemporains de Corneille n’avaient pas plus que lui le sens de l’histoire, l’idée de la succession des temps, de la diversité des époques et de la variété des mœurs. On pouvait trouver son Ildione « bien peinte, » quand on avait vu dans Scipion Dupleix, « selon la coutume des anciens rois français, » Clovis coiffé d’une « perruque pendante, curieusement peignée, gaufrée,