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ou encore :


Eh bien ! si votre amour a sur vous tant de force,
Régnez : qui fait des lois peut bien faire un divorce,
Du trône on considère enfin ses vrais amis,
Et quand vous pourrez tout, tout vous sera permis.


Le bon Corneille est plein de semblables maximes, dans l’expression desquelles il a mis, avec une évidente complaisance, toute la force de style dont il était capable. Et s’il est possible qu’elles ne soient pas le fond de sa pensée, que même elles soient comme noyées dans l’abondance de sa phrase, il n’est pas moins vrai qu’insensiblement elles l’ont conduit lui-même à l’une des pires confusions qu’il y ait en politique ou en morale : c’est celle de l’héroïsme et de l’inhumanité.

« Loin de nous les héros sans humanité, s’écriera Bossuet, dans son Oraison funèbre du prince de Condé ; ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, comme font tous les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs ! » Et ne dirait-on pas, en vérité, qu’il songeait aux héros de Corneille, tous et presque tous, mais les derniers surtout, encore moins surhumains qu’inhumains ? Il est possible, là-dessus, qu’on ait trop oublié de que temps, sous quels maîtres Corneille a vécu, de quels événemens sa jeunesse a reçu les leçons, — depuis l’assassinat du maréchal d’Ancre jusqu’à l’exécution de Cinq-Mars et de Thou. Les exploits sanguinaires des héros de la guerre de trente ans, des Wallenstein et des Tilly, les accidens tragiques de la révolution d’Angleterre ont dû venir aussi à ses oreilles ; et s’il n’a pas vu la journée des barricades, le bruit en est allé sans doute jusqu’à Rouen le troubler entre le succès de son Héraclius et la composition de son Nicomède. A-t-il peut-être alors pensé que, la grande politique semblant faite en partie du mépris de la vie des autres, l’humanité, qui n’avait pas d’emploi, ne devait pas non plus avoir de lieu dans les âmes vraiment héroïques ? Toujours est-il que dans ses dernières tragédies, et notamment dans son Attila, je ne vois rien de plus remarquable, ni de plus déplaisant, que ce caractère d’insensibilité. Mais, comme je n’y vois rien aussi dont il fasse lui-même, pour ainsi parler, plus de montre, dont il s’applaudisse plus évidemment et plus naïvement, on peut croire qu’il était un peu dur de son naturel, et plus semblable à son jeune Horace, par exemple, qu’à l’un de ses Curiaces. Dans les soixante ou quatre-vingt mille vers que le grand Corneille nous a laissés, combien y en a-t-il, en effet, dont on dira « qu’ils partent du cœur ? » Combien qui nous touchent d’un autre sentiment que l’admiration, l’étonnement ou la surprise ? et combien qui remuent les fibres délicates et profondes de la vraie sensibilité ?