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les convertir, selon l’expression et le vœu de du Bellay, « en sang et en nourriture. » De cette tutelle de l’antiquité, de cette imitation laborieuse et stérile jusqu’alors du grec et du latin, Corneille est avec Descartes, avant même Descartes, le premier qui ait émancipé la langue et la pensée françaises.

En ce sens, parmi nos grands écrivains, on a eu raison de les nommer les premiers des modernes, les premiers qui aient donné à notre littérature sa marque originale, son caractère de nationalité, les premiers créateurs enfin, et non plus des commentateurs ou des compilateurs. C’est par là que le Cid, comme le Discours de la méthode, marque une date ou une époque, pour mieux dire, non-seulement dans l’histoire du théâtre, mais dans celle de la littérature et de l’esprit français. Ils ont délié la langue, encore embarrassée dans les dépouilles du latin ; ils ont dénoué la pensée, qui voulait être et qui ne pouvait pas. En dehors de Richelieu, qui n’a guère connu Descartes, et presque contre lui, — puisqu’il a fait critiquer le Cid, — la propre idée du grand ministre, quand il instituait son Académie française, ou l’une au moins de ses idées, qui n’était pas la moins ambitieuse, est réalisée maintenant. Car on pourra bien retraduire en latin le Discours de la méthode, comme vingt ans plus tard on fera les Provinciales ; mais un grand pas, et le pas décisif, n’en a pas moins été fait. Maintenant il existe, d’un bout à l’autre de l’Europe, entre tous ceux qui lisent et qui pensent, un nouvel et universel instrument de communication et d’échange : c’est le français de Descartes, c’est surtout le français de Corneille, qui va chasser le latin des dernières positions qu’il occupe ; présider, dès 1648 à la rédaction des traités d’alliance et de paix ; et devenir enfin, pendant deux siècles entiers, la langue presque unique des lettres, de la philosophie et de la science.

Mais en même temps que la langue, — et par une conséquence naturelle, quoique non pas nécessaire, puisqu’elle n’a pas toujours suivi, — il a haussé, si je puis ainsi dire, lame française au-dessus d’elle-même. Le XVIe siècle encore l’avait essayé, celui de Ronsard et de Calvin, sinon celui de Rabelais et de Montaigne, mais il y avait presque plus échoué qu’à préparer l’universalité de la langue ; et la licence italienne, en se mêlant au vieux courant gaulois, avait fait la fortune de ce genre de littérature dont le Moyen de parvenir et le Cabinet satyrique sont demeurés les fâcheux monumens. Aussi Corneille était-il trop modeste quand il ne se vantait que d’avoir épuré les mœurs du théâtre. Il a fait autre chose et il a fait davantage : à cette société grossière et corrompue du temps, ou plutôt de la cour d’Henri IV et de Marie de Médicis, on peut dire qu’il est venu proposer un nouvel idéal moral, qui devait être celui du