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l’ordre économique ; elle couronnait deux mémoires distingués dus à deux professeurs de nos facultés de droit, M. Jourdan, d’Aix, et M. Villey, de Caen. Le cadre peut être plus étendu, car il ne s’agit pas seulement de l’ordre économique : l’état moderne déborde dans toutes les sphères de l’activité de l’homme : il menace la personne humaine tout entière. Plus récemment, le corps savant que je viens de citer se livrait entre ses membres à une longue discussion sur les fonctions de l’état ; tous à peu près y prirent part : légistes, économistes, historiens, moralistes, philosophes. Il me parut que les philosophes ne descendaient pas assez sur cette terre, et que, avec un grand talent d’abstraction, ils ignoraient la genèse de beaucoup des institutions humaines, certains attribuant à l’état une foule d’établissemens qui proviennent de l’initiative libre : les banques, les caisses d’épargne, les sociétés de secours mutuels, les assurances, les hôpitaux, les monts de piété, etc. Les moralistes me semblèrent céder à une sentimentalité excessive, qui risque d’énerver la société et l’homme lui-même. Le sujet ne me parut donc ni épuisé, ni même, dans ses grandes lignes, suffisamment éclairé.

Les pages les plus fortes qui aient été écrites récemment sur ce beau et vaste thème sont dues à Herbert Spencer et à M. Taine : le premier, qui, après avoir tracé avec sa pénétration incomparable, mais d’une manière épisodique, le caractère de l’état dans plusieurs de ses ouvrages : l’Introduction à la science sociale et les Essais de politique, leur a consacré un petit volume lumineux : l’Individu contre l’état, dont les titres de chapitres brillent comme des étoiles directrices : l’Esclavage futur, les Péchés des législateurs, la Grande superstition politique ; le second, qui, avec son merveilleux talent de condensation, a trouvé le moyen, dans une étude sur la Formation de la France contemporaine[1], d’écrire, presque comme un hors-d’œuvre, en deux ou trois pages, la philosophie de la division des fonctions sociales et du rôle de l’état.

Mais Herbert Spencer et Taine n’ont éclairé le sujet que de très haut. Leur autorité peut être méconnue de ceux qui n’admettent d’autres argumens que les faits et les chiffres. Ils peuvent être accusés de parti-pris ou d’idéologie, le premier surtout.

J’ai donc cru que l’on pouvait reprendre l’étude de l’état et de sa mission. La plupart des réflexions que je vais soumettre aux lecteurs sont antérieures au dernier livre d’Herbert Spencer. Je les avais réunies, je les ai revues ; l’expérience des années récentes m’en a confirmé la vérité ; je les appuie sur de nouveaux exemples. C’est de l’état moderne que je vais m’occuper, tel que l’a fait l’histoire, tel que l’ont transformé les découvertes et les applications

  1. Voir la Revue du 15 janvier 1888.