Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cœur, d’esprit ou de corps, de toutes celles auxquelles nous donnons périodiquement une parcelle de notre temps ou une parcelle de notre avoir : comptons, si nous le pouvons, le nombre d’hommes auxquels, en vertu d’un lien spécial d’association libre, nous pouvons donner le nom, soit de confrère, soit de collègue. La vie de chacun de nous est enlacée dans ce réseau prodigieux de combinaisons, pour des desseins divers qui concernent notre profession, notre fortune, nos opinions, nos goûts, nos délassemens, notre conception générale du monde et nos conceptions particulières des arts, des lettres, des sciences, de l’éducation, de la politique, du soulagement d’autrui, etc. Que d’occasions de se réunir, de disserter, de se concerter, d’agir en commun ? Qu’étaient les repas obligés des Spartiates, les symposia, à côté de tous ces banquets périodiques ou occasionnels qui viennent à chaque instant réunir les hommes de professions, d’opinions, de situations sociales diverses, la merveilleuse fécondité de l’association privée faisant que l’on a toujours un point de contact, un terrain commun, avec la plupart des autres hommes. Certains penseurs contemporains ont inventé un mot particulier, passablement barbare, pour désigner ces enchaînemens multiples et librement consentis des individus les uns aux autres ; ils appellent cela l’interdépendance, et ils nous parlent avec émotion des progrès croissans de ce phénomène. Qu’on ne dise pas que l’ouvrier ou le paysan échappe à toutes ces combinaisons : lui aussi, presque toujours du moins, fait partie d’une société de secours mutuels, d’une association industrielle ou agricole, d’un syndicat quelconque, outre que, s’il a quelque avoir, ce qui est général en cette riche terre de France, il appartient encore à une demi-douzaine de sociétés commerciales et financières.

Tous les besoins collectifs ne sont donc pas nécessairement du domaine de l’état. Que les philosophes daignent ne plus nous parler de cette abstraction, l’individu isolé ; qu’ils ne nous demandent pas, ainsi qu’ils le font parfois avec une émouvante naïveté, comment on aurait des banques, des caisses d’épargne, des hôpitaux, des monts de piété, etc., si l’état ne daignait pas user de son pouvoir coercitif pour créer ces institutions.

Nous nous trouvons ici en présence d’une troisième erreur. Aucun homme raisonnable ne peut nier qu’entre l’individu et l’état, il n’existe, il ne se constitue à chaque instant un nombre indéfini et croissant d’associations intermédiaires, beaucoup tellement vivaces, tellement durables et tellement vastes, que l’état finit par en être jaloux et par en prendre peur. Ceux qui le représentent formulent alors cette sentence qu’il ne doit pas y avoir d’état dans l’état, sentence absurde ; car, ce qui caractérise l’état, c’est le pouvoir coercitif ; ce qui caractérise les associations spontanées, c’est