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l’individu : il est faux que l’état soit au corps social ce que le cerveau est au corps humain ; il est faux que l’individu et l’état se trouvent seuls en présence, la société créant par une fécondité merveilleuse un nombre incommensurable d’associations libres et intermédiaires ; il est faux que l’individu obéisse a un seul mobile d’action, l’intérêt pécuniaire ; l’homme privé suit aussi une autre tendance qui le pousse à s’occuper, en dehors de tout intérêt matériel, des besoins collectifs ou des souffrances d’autrui. La destruction de ces trois erreurs si répandues va nous aider à démêler ce qu’est l’état et ce que doit être son rôle.


III

Qu’est-ce que l’état ? Question assez embarrassante à résoudre. On connaît la belle conférence de M. Renan sur ce thème : Qu’est-ce qu’une nation ? La nature et l’essence de l’état ne sont pas moins difficiles à démêler. Il ne faut pas chercher la réponse dans une conception purement philosophique. L’examen seul des faits historiques, de l’évolution humaine, l’étude attentive chez les divers peuples de la façon dont vit, se meut et progresse la société, peuvent permettre de discerner avec quelque netteté l’état concret, très divers, d’ailleurs, suivant les pays et suivant les temps.

Comme pour toutes les choses humaines, les commencemens de l’état sont bien humbles. Dans le passé le plus reculé, l’état, c’est l’organe directeur de la tribu se défendant contre l’étranger ; c’est aussi l’organe d’un certain droit élémentaire, d’un ensemble de règles simples, traditionnelles, coutumières, pour le maintien des rapports sociaux. Le service de défense à l’extérieur, celui de la justice au dedans, voilà les deux fonctions absolument essentielles, irréductibles de l’état. Dieu me garde de dire qu’elles suffisent à un peuple civilisé, comme certains économistes forcenés l’ont prêché longtemps ! On verra dans le courant de ces études que, pour empêcher l’état de se disperser à l’infini, je ne lui fais pas moins une large part. Les deux services que je viens d’indiquer sont, toutefois, les seuls sans lesquels on ne peut concevoir l’état comme existant. Chacun d’eux, le second surtout, celui de justice, le Rechtszweck des Allemands, est, d’ailleurs, susceptible de singulières extensions, d’un détail chaque jour accru, de taches qui finissent par devenir énormes. Au fur et à mesure que la société s’émancipe, se complique et s’agrandit, qu’elle quitte la sauvagerie pour la barbarie, puis celle-ci pour la civilisation, une autre mission finit par échoir à l’état, c’est de contribuer, suivant sa nature et ses forces, sans empiéter aucunement sur les autres forces, ni en gêner l’action, au perfectionnement de la vie nationale, à ce développement