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C’est aussi M. Colonne qui nous a présenté un compositeur russe, M. Tschaikowsky. Le musicien du Nord a dû être content de notre accueil ; pendant près d’un mois, Paris n’a fêté que lui. M. Tschaikowsky n’a peut-être pas le talent, je veux dire le genre de talent qu’on lui croyait ; mais il a beaucoup de talent. Je ne trouve chez lui presque rien d’étrange au seulement d’étranger ; rien de slave, comme par exemple chez Chopin ; rien d’aussi essentiellement russe que dans la vie pour le tsar de Glinka. Il est vrai que nous n’avons pas entendu les opéras de M. Tschaikowsky. Mais sa musique d’orchestre ou de chambre, ses lieder, tout cela est le plus souvent pensé, écrit à l’allemande. Ne prenez pas, s’il vous plaît, cette remarque pour un reproche ; en musique, j’aimerais assez qu’on me traitât d’Allemand. M. Tschaikowsky a beaucoup de fantaisie, et, avec ou malgré cela, des tendances classiques. On trouve parfois chez lui une pureté de formes, une netteté de lignes et de coupe qui rappellent les grands maîtres et se fondent, bien loin de jurer, comme on pourrait le craindre, avec une imagination toute moderne. Cette association des contraires est surtout sensible dans le thème et les variations de la troisième suite. Notons ici une Polonaise qui commence très bien, par une phrase des plus heureuses, mais qui bientôt se noie au milieu de développemens démesurés. Même reproche au concerto pour violon. Il débute, lui aussi, par une phrase originale et charmante qui pouvait être la source de tout le morceau ; mais l’idée s’égare vite, et voici venir les tours de force, les acrobaties stériles et tous les affreux prodiges de l’exécution. Ici l’esprit classique manque à M. Tchaikowsky ; ici et ailleurs encore, car le musicien, comme beaucoup d’écrivains se » compatriotes, même des plus grands, ne prend point assez souci de la composition, des proportions, de la mesure ; et ce défaut est grave. M. Renan a mis les artistes de notre époque en garde contre le péril quand il s’est demandé « si l’art ne s’évanouirait pas dans le vague et l’insaisissable, le jour où il voudrait être infini dans ses formes comme il l’est dans les conceptions. » Qui trop embrasse,.. avait déjà dit le vieux proverbe. La Francisca de Rimini, poème symphonique de M. Tschaikowsky, le prouva bien. Le plan d’une symphonie ainsi nommée sera toujours indiqué d’avance, et rigoureusement. Il faut peindre d’abord les horreurs de l’enfer, puis faire venir de loin, comme un couple de colombes, les deux ombres enlacées, les arrêter devant nous, leur laisser juste le temps de nous conter leur faute et leur misère, puis les perdre de nouveau dans la nuit pleine de gémissemens et de sanglots. Ainsi a procédé M. Tschaikowsky, mais dans quelles proportions ! Ce qui fait la merveilleuse beauté de l’épisode dantesque, c’est sa brièveté : il tient en une dizaine de vers. La paraphrase de M. Tschaikowsky pêche au contraire par une longueur démesurée : le morceau dure vingt-cinq minutes. Le début, notamment, est si long qu’on se