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mais M. Bradlaugh est athée, non quaker ; il ne peut donc bénéficier de l’exception. Le règlement est formel ; en se portant candidat à Northampton, il a d’avance et implicitement accepté les lois et les usages du parlement : « Soit, dit M. Bradlaugh, content d’avoir manifesté ses opinions antireligieuses à la face du parlement, je prêterai serment. »

Doit-on accepter ce serment ? Émue, indécise, l’assemblée s’agite. Le membre le plus marquant qui siège au banc de la trésorerie (c’était l’infortuné Frederick Cavendish, qui devait tomber, deux ans plus tard, dans Phœnix Park, sous le poignard des assassins) propose de renvoyer la question à une commission. Machinalement, sir Stauord Northcote, le leader de l’opposition conservatrice, acquiesce à cette suggestion. C’est ici qu’interviennent lord Randolph et ses amis. A quoi bon, disent-ils, une commission en pareille matière ? Une commission compulse des dossiers, réunit des témoignages, vérifie des faits. Ici, point de dossiers ; les témoins, c’est le parlement ; il n’y a qu’un fait, et il est patent. C’est une question de conscience, qui doit être résolue par « l’instinct moral, » par cet instinct d’une grande assemblée politique qui, suivant un mot de lord Beaconsfield, ne peut se tromper, the unerring instinct of parliament. Permettra-t-on à M. Bradlaugh de prêter un serment dérisoire dont il a d’avance infirmé la valeur et détruit la sanction ? Lui permettra-t-on de dire, au milieu du parlement : « J’atteste Dieu que je suis le loyal sujet de la reine, » et d’ajouter en ricanant : « Seulement, ce Dieu n’existe pas ? » Si on consulte, au surplus, les écrits de M. Bradlaugh, et notamment la Mise en accusation de la maison de Brumwick, on ne conservera pas plus d’illusions sur son affirmation que sur son serment. Non, le parlement doit prendre au mot cet athée, ce révolutionnaire qui s’est trahi lui-même, et le repousser de son sein.

Non-seulement sir Stafford Northcote est obligé de revenir sur son imprudente concession, mais une majorité considérable, empruntée aux libéraux aussi bien qu’aux tories, endosse l’énergique argumentation de lord Randolph. Cependant la lutte n’est pas finie ; pendant des mois, pendant des années, M. Bradlaugh la soutiendra avec un calme, une patience, une obstination invincibles. Il assiste aux séances, en-deçà de la barre, dans une région neutre qui forme les limbes du parlement, à peu près comme les pénitens ou les catéchumènes assistaient à la messe dans l’église primitive. Un jour, il bondit jusqu’à la table, s’empare de la Bible et veut prêter de force, en dépit du vénérable Erskine May, le serment qu’il n’a pas voulu prêter de bonne grâce. Arrêté dans cette tentative, il tire, un autre jour, de sa poche, une édition du Nouveau-Testament, et s’administre le serment à lui-même. Mis en prison, renvoyé