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« Oh ! Oh ! diront-ils, ces bêtes-là sont magnifiques, mais il ne s’agit pas de notre service particulier. Nous avons bien peur que le public, même après s’être plaint d’être souvent traîné par des rosses, refusa de monter dans des omnibus attelés d’hippogriffes ou de buffles ! »

Il y a plusieurs façons, en effet, de concevoir un art dramatique, aujourd’hui, qui se moque de l’art dramatique. L’appel de M. Antoine s’adressait libéralement, sans distinction, à tous ceux qui font ce beau rêve. « Ce qui n’est pas du théâtre, vous le jouez sur votre théâtre : » il peut se glorifier de ce témoignage qu’un de ses hôtes lui a rendu ; mais celui-là même, dans la dédicace de sa pièce, constatait qu’il y a deux manières, au moins, de faire quelque chose qui ne soit pas du théâtre, et de marquer sa place en dehors des contemporains qui possèdent le monopole de la scène : on peut se rejeter en arrière, on peut se porter en avant. La tentative de M. Antoine s’est ainsi trouvée, — je cite encore M. Catulle Mendès, — a la consolation des vieux romantiques en même temps que l’espoir des jeunes naturalistes. » Dès la seconde soirée donnée par ces comédiens de bonne volonté, on avait reconnu ce double caractère du Théâtre Libre : avec la Nuit bergamasque, où la fantaisie de M. Bergerat s’échappait en feux d’artifice, on avait vu le premier ouvrage de M. Oscar Méténier, la Famille, emprunté à la réalité la plus basse ; le ragoût parut assez piquant.

C’est alors, justement, que M. Antoine osa donner au Théâtre Libre une constitution régulière : elle n’est pas restée lettre morte. En présence d’invités, — écrivains, artistes, la plupart curieux d’œuvres originales ou même bizarres, — en présence d’abonnés, — gens de métiers divers ou gens de loisir, tourmentés du même appétit, — la compagnie dont M. Antoine est le chef, dans la saison 1887-1888, a produit sept spectacles différens, composés en fin de compte de dix-huit pièces. Une représentation chaque mois, ou bien toutes les six semaines environ, qui peut être suivie de deux autres, voilà le régime de la troupe. Elle avait élu domicile, d’abord, dans un recoin d’une ruelle de Montmartre : il fallait, pour atteindre jusqu’à cette grange de « l’Elysée des Beaux-Arts, » accomplir un véritable pèlerinage ; ce n’était pas un mal. On se prenait pour des mages, c’est-à-dire pour des hommes supérieurs à la foule par la culture de leur esprit, voyageant vers la crèche où le dieu nouveau était né. Une fois arrivé, on était assis à l’étroit sur des banquettes fort dures : on se sentait devenir tout naturellement martyr de l’art révélé sur la scène. Fier d’être meurtri pour cette cause, à l’heure où les bonnes gens se prélassent dans les fauteuils des théâtres vulgaires, on était prêt à confesser la foi. Le nombre des catéchumènes s’accrut : le culte fut transporté de Montmartre à Montparnasse, dans une salle de théâtre excentrique, mais enfin dans une salle de théâtre ;