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Ton cœur me fuit ; je l’entends qui soupire. Quelle profonde tendresse dans la réponse d’Alceste : Ils savent, ces dieux, si je t’aime ! dans la répétition, sur des notes plus hautes, des mots : Ils savent, ces dieux ! dans la conclusion en notes graves et pleines. Après cette solennelle attestation, vient la phrase doucement abandonnée : Je n’ai jamais chéri la vie, où se révèle le détachement de toutes choses, hormis de l’amour. Et les récitatifs continuent, le dialogue se hâte. Et quelle autre qu’Alceste devait mourir pour toi ? Là encore même effet de notes graves ; là se sent la simplicité du sacrifice accepté, voulu comme le devoir. Pas de cri, pas d’emphase ; Alceste se dévoue sans attendre de reconnaissance. Admète ici se relève : en de beaux récits, en un bel air, il proteste de sa tendresse et de sa douleur. Il veut refuser le funeste bienfait des dieux, et court au temple. Alceste demeure avec son peuple et reçoit ses adieux. Une fois de plus elle pleure sur elle-même, et cette fois encore avec de nouveaux accens. Devant tous, elle prend congé de la vie : sans faiblesse, sinon sans déchirement.

Au troisième acte, on ressent quelque lassitude. Au seuil de l’enfer comme dans son palais, Alceste est résolue à mourir ; et là encore Admète la conjure de vivre, sans toutefois mourir à sa place : toujours même rivalité, même concurrence magnanime et monotone. Voici pourtant un air magnifique d’Admète, avec les péripéties sentimentales accoutumées : toujours même grandeur, même noblesse, même douleur. Il est temps que les dieux viennent enfin sauver le roi et la reine et terminer leur débat héroïque.

Armide diffère d’Orphée et d’Alceste. Armide n’est pas un opéra conjugal. Il s’agit de l’amour passager d’un jeune héros et d’une magicienne ; de là, dans l’ensemble de l’œuvre, quelque chose de plus sensuel, si le mot était de mise avec Gluck, que dans les œuvres précédentes. Toute coupable qu’elle soit, Armide garde la noblesse classique ; elle a sa « gloire, » comme les personnes du grand siècle ; elle parle de son « vainqueur, » mais elle aime passionnément et d’un amour déjà moderne en quelque endroit. Ici plus de dévoûment, plus d’héroïsme : l’amour pour l’amour, involontaire, irrésistible. Il ne s’agit plus de mourir ni d’empêcher de mourir, d’aimer un moribond, comme Alceste, ou une morte, comme Orphée. Armide est bien vivante. Elle aime, non plus dans des palais grecs, mais en plein air, avec la complicité douce de la nature. Son jardin n’est pas encore celui de Marguerite ou de Juliette : il n’y a pas là d’ombres tièdes, de souffles qui font frissonner ; pas de ces bouffées d’orchestre pareilles à des soupirs, pas de cors anglais mystérieux ; seulement une flûte claire comme un ruisseau coulant dans des parterres réguliers, à la française ; un paysage de