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des motifs, leurs retours constans, et pour ainsi dire leur ubiquité, la passion toujours portée au comble, touchant à la frénésie, presque à l’hystérie, tout cela vous étourdit et vous écrase. Quel terrible grand homme que Wagner, et de quelle dure main il vous fait plier devant lui !

Ces réserves faites, disons bien haut qu’il se dégage du duo de la Valkyrie une émotion extraordinaire, qu’un géant l’a taillée, et pour des géans ou des héros. Entre le point de départ et le terme de ce duo, quelle distance parcourue ou plutôt dévorée ! Quel sillon de flamme trace cet éclair ! Au début, un homme à demi mort de soif, un misérable se glisse dans une chaumière, et tombe inanimé près du foyer. A la fin, il se relève en héros et fils des dieux. De quels dieux ! Je ne vous le dirai pas, et Wagner nous le dit trop ; il nous fait expliquer par ses personnages leur insipide généalogie. Cela nous glace. Mais ce qui nous réchauffe et nous transporte, c’est le souffle qui passe sur Siegmund à l’aspect de l’épée promise à sa jeunesse, de la femme prédestinée à son amour. On n’entend pas sans frissonner ces sonneries de cuivre, obscures d’abord, et puis flamboyantes comme la poignée du glaive fatidique, ces cantilènes de violoncelles s’épanchant comme l’eau de la coupe sur les lèvres du guerrier. Dès le début, dans l’esquisse de la phrase compatissante de Sieglinde (toujours la compassion chez Wagner), déjà dans cette ritournelle expressive, alors que Siegmund boit et contemple sa bienfaitrice, on a respiré un premier parfum d’amour. Avec quelle splendeur cet amour s’épanouit ! Ici comme dans Lohengrin, on dirait que Weber est derrière l’orchestre, qu’il l’excite, le lance ou le retient. Siegmund et Sieglinde se laissent emporter au courant. Tout à coup vient du dehors un grand souffle qui les interdit et les arrête. « qu’est-ce donc ? » s’écrie-t-elle ; et lui de répondre tout bas : « Ne crains rien, bien-aimée ; c’est le printemps et l’amour. » La lune resplendit ; le printemps et l’amour pénètrent dans la chaumière ; des bouffées de harpes montent dans l’air et annoncent une halte délicieuse : le fameux lied du printemps. Un instant l’orchestre s’apaise ; il écoute chanter une voix humaine, et cette pause est la bienvenue. Mais elle n’est pas de longue durée ; il faut reprendre notre course. Désormais, Siegmund et Sieglinde savent tout l’un de l’autre : ils s’attendaient, ils s’attiraient comme s’attirent les deux pôles électriques. L’étincelle a jailli entre eux, et le courant ne cessera plus. Le motif de l’épée flamboie, le motif de l’amour l’enveloppe, l’enlace ; tous deux se mêlent et se portent d’un mutuel essor. L’épée enfin est arrachée du frêne, et, l’exploit à peine accompli, les bras du héros, ces bras si forts, se nouent avec tendresse autour de celle qui l’a secouru et qui va le suivre. Encore