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l’art espagnol se soit presque toujours renfermé dans les sujets sacrés, qu’il nous ait laissé si peu de portraits et de tableaux d’histoire ou de vie intime. Mais ce ne sont pas les peintres qu’il faut accuser, ni l’église catholique. On a parlé, à ce propos, des menaces de l’inquisition et des prescriptions de certains théologiens, qui prétendaient obliger en conscience tout artiste à ne travailler que pour les autels. François Pacheco a pieusement consigné ces naïves sévérités dans son Arte de la pintura. Mais l’inquisition n’a empêché aucun peintre de traiter des sujets profanes quand on les lui demandait, et l’idéal de Pacheco n’a été absolument réalisé que par Moralès, qui vivait un demi-siècle ayant lui.

La vérité est que l’art, en Espagne, a manqué de mécènes. Ce rude peuple qui, après avoir conquis pied à pied son propre pays, prenait en se jouant les Amériques, n’était pas de race grecque, comme les Italiens, et préférait aux belles toiles et aux marbres les batailles et les aventures. Il ne s’est trouvé, parmi les grands seigneurs castillans, ni un duc de Mantoue, d’Urbin ou de Ferrare, ni un Médicis, ni un Farnèse ; et la peinture serait morte d’inanition sans les rois et l’église. Encore les rois ne lui donnèrent-ils qu’un appui assez chiche. Charles-Quint et Philippe II se souciaient moins des peintres d’Espagne que de ceux d’Italie ; et le seul qui ait compris, de ce côté, son rôle de roi, Philippe IV, fut un protecteur bien capricieux et tyrannique. Je ne lui sais aucun gré d’avoir obligé Velasquez à perdre son temps dans l’exercice d’une charge de cour, et de lui avoir commandé par douzaines des portraits de nains ou de bouffons, au lieu de le laisser peindre des Reddition de Bréda.

Il faut donc remercier ce clergé et ces moines qui ont tant demandé aux artistes de leur pays ; et que pouvaient-ils demander, que des tableaux de sainteté ? Mais ils nous ont donné Zurbaran et Murillo. Chrétiens fervens eux-mêmes, comme on l’était alors, ces beaux génies se sont librement et naturellement déployés dans les sphères de leur foi, et ainsi s’expliquent leur carrière et la physionomie de leurs œuvres. Zurbaran n’a peint qu’une seule œuvre profane, les Travaux d’Hercule, série de tableaux décoratifs que le roi Philippe IV lui avait commandés pour la frise d’une galerie, au Buen Retiro, et qui n’ajoutent rien à sa gloire ; ses élèves en ont exécuté la moitié. Toute sa gloire vient des cloîtres, et une légende prétend que, pour peindre les moines, il avait lui-même pris Je froc : avec son âme et son talent, ce n’était pas la peine.

Au reste, l’imagination peut se donner carrière sur cet artiste, car il y en a peu dont la vie soit restée aussi inconnue dans ses détails. L’Espagne, malheureusement, n’a pas eu pour ses peintres un biographe proprement dit, rien qui ressemble à Vasari, et il s’en