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et s’en dégager pour ne garder que ce qui convient à son génie propre, ainsi, dans ce même couvent de Las Cuevas, une autre toile (musée de Séville) nous montre le style des gothiques combiné avec toutes les ressources techniques de l’art le plus avancé. C’est un entretien de saint Bruno avec le pape Urbain II. Assis en face, mais à quelque distance l’un de l’autre, dans une vaste salle soutenue d’un pilier et éclairée au fond de deux larges fenêtres, ces deux personnages sont vraiment superbes : l’un, assis sur un fauteuil et sous un dais pourpres ; l’autre, sur un escabeau ; tous deux graves, d’une raideur imposante, mais en même temps pleine de l’humilité et de l’onction sacerdotales. Une belle lumière les enveloppe et les met en relief. Cette toile est un chef-d’œuvre ; c’est de l’art religieux dans la plus pure acception, et en même temps un art très personnel, que le maître avait su tirer de la fréquentation des primitifs.

Voici, dans cette même salle du musée de Séville, — bien indigne, par son mauvais éclairage, disons-le en passant, des chefs-d’œuvre qu’elle renferme, — voici les traces des autres étapes de Zurbaran. Le Triomphe de saint Thomas d’Aquin est une grande machine classique et théâtrale, toute pleine de réminiscences des Chambres de Raphaël, avec une imitation outrée des ombres opaques du Caravage. Deux Christs en croix, d’ailleurs très beaux, marquent la même domination violente exercée par Amerighi sur l’esprit de Zurbaran. Mais elle ne fut que passagère, dans ce sens-là du moins. C’est par ses bous côtés que notre artiste devait ressembler à son maître italien et mériter le surnom de Caravage espagnol.

Si nous parlons encore d’une excursion du côté de Corrège et des pâles effets de clair-obscur qui étonnent dans le grand tableau de Dresde, Saint Célestin refusant la tiare, nous en aurons fini avec les malheureux essais du vaillant peintre. Son tempérament ne le portait pas vers la couleur, mais vers le dessin, et surtout vers l’interprétation des âmes. Non qu’il ait jamais peint les passions. Ce sont les pensers, les sentimens calmes qu’il cherche à traduire, et peu de peintres ont été aussi profonds. N’ayant donc retenu de son commerce avec Caravage que la simplicité des lignes, le style large des draperies et surtout la recherche d’un naturel hardi et familier, il arriva à se créer une manière très personnelle, qui n’est pas son dernier mot, mais qu’il a longtemps pratiquée. Nos deux toiles du Louvre en sont un échantillon. Elles appartiennent, ainsi que plusieurs du Prado, à une série de Compositions tirées de la vie de saint Pierre Nolasque, qui ornaient à Séville le petit cloître des pères de La Merci[1], et elles permettent de connaître, à

  1. Berlin possède aussi une perle de cette série, le Miracle du Crucifix.