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portraits de rois et de reines, de bouffons, de courtisans ou de philosophes, tableaux d’histoire ou de vie intime, au milieu, dis-je, de cette éblouissante galerie, un hasard providentiel n’avait placé une toile d’aspect triste et noirâtre, correcte assurément, mais sans couleur et sans âme, que personne ne soupçonnerait être la propre sœur de toutes ces merveilles, si le catalogue ne l’affirmait sur une incontestable tradition. C’est bien une œuvre authentique de Velasquez, cette Adoration des mages, cette peinture sèche, maigre et terne, mais de Velasquez à vingt ans ; et nous savons qu’il peignit ainsi pendant plusieurs années encore. Quelque prodigieux que fussent en lui les dons du ciel, il lui fallut donc un long travail pour les mettre au jour. A dix-huit ans, Raphaël, Léonard et Titien peignaient déjà d’un pinceau divin ; ni Velasquez, ni Murillo, ni aucun de leurs compatriotes n’ont eu le privilège de ce radieux printemps. Il semble que ce soit un caractère à la fois individuel et général de la race que cette lente éclosion du génie. Mais c’est aussi une source de très précieuses leçons.

Et cependant les grandes vocations artistiques sont précoces en Espagne comme ailleurs ; car c’est là une loi universelle. Diego Velasquez de Silva, d’une noble famille sévillane, étudiait pour être d’église, comme Ribera, lorsque, à treize ou quatorze ans, il jeta les bouquins et s’en fut chez Francisco Herrera. L’enfant choisissait bien son maître, et il eût peut-être appris plus vite chez Herrera, s’il y fût resté. C’est encore un de ceux qu’on peut appeler les précurseurs, cet Herrera le vieux, dont le Louvre possède un des rares ouvrages. Si l’ordonnance, le dessin, le style du 'Saint Basile dictant sa doctrine sont dans le goût italien de ce temps-là, les types et l’accent des personnages accusent une hardiesse et une brutalité tout à fait espagnoles. Pour peindre saint Basile, saint Bernard, saint Dominique et deux ou trois évêques, Herrera est allé, sans plus de façons, dans le cabaret de quelque Lillas Pastia, choisir des portefaix du Guadalquivir, ou pis encore. Le saint Bernard surtout est un drôle qui a eu des démêlés avec le corrégidor. Mais, à part cette excentricité picaresque dont ne s’offusquait point la piété espagnole, quelle fière composition et surtout quelle couleur ! Mais Herrera, violent comme sa peinture, battait ses élèves, et le jeune Silva, moins endurant que tout autre, quitta cet atelier sans en emporter la moindre trace, et se réfugia chez Francisco Pacheco.

C’était un peintre des plus médiocres, ce Pacheco, auteur de l’Art de la peinture, mais un bon maître et un écrivain de mérite Chez lui se réunissait une académie de beaux esprits, entre autres le grand Miguel Cervantes : bonne aubaine pour un écolier de la trempe de Velasquez. Le maître faisait peindre sans relâche à ses