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et, pour s’en choquer, il faudrait ignorer la simplicité des mœurs en Espagne et en Italie, et cette bonhomie ineffable qui y règne partout, au Vatican même comme chez le dernier paysan.

Si maintenant vous regardez l’exécution des medios puntos, vous verrez que la composition, à force de simplicité et d’abandon, paraît presque négligée, tant l’artiste a voulu marquer ce naturel qui doit être, dans sa pensée, le caractère essentiel de son œuvre. Quant au coloris, il n’y a pas, je crois, dans toute l’œuvre de Murillo, un pareil enchantement pour les yeux. Le maître s’est complu à verser là tous les trésors, toutes les puissances de sa palette ; c’est un concert chantant des couleurs les plus fraîches ou les plus chaudes, avec leurs harmonies, leurs oppositions et leurs rappels, tous les tons de plusieurs gammes dans un accord prestigieux, des dégradations qui semblent impossibles à un pinceau humain, des étoffes souples et aériennes comme Rembrandt seul en a trouvé, des glacis impalpables qui jettent sur cette féerie un éclat et une suavité incomparables. On s’arrête enivré devant ces toiles comme devant les Fileuses. C’est le même génie coloriste, mais qui semble être ici au féminin

Il serait curieux, sans doute, et très facile, de suivre ce naturalisme du tendre Murillo, qui tient à lui vraiment comme le corps tient à l’âme, de le suivre, dis-je, jusque dans ses œuvres absolument mystiques. Non pas dans certaines toiles, d’ailleurs charmantes, où la suavité du rêve et du pinceau confinent parfois à la mignardise, — il y en a plusieurs, çà et là, que le maître n’avouerait pas, — mais dans ces pages splendides, enflammées, pathétiques, inimitables, où il nous fait, en quelque sorte, entrevoir le ciel. Qu’est-ce donc que ce Saint Félix de Cantalice qui, dans une vision, tient le petit Jésus entre ses bras et le couve d’un regard passionné, tandis que l’enfant caresse en riant, de ses petites mains, la barbe du vieillard ? Et cette vierge Marie qui descend du ciel pour reprendre son fils des bras de saint Antoine ? Je ne veux pas multiplier les exemples ; on les ira voir à Séville, et l’on s’étonnera que des esprits chagrins ou aveugles aient pu bouder ces adorables inspirations, qui faisaient pâmer Théophile Gautier. Pour ces austères penseurs, les naïves apparitions, les belles vierges immaculées qui flottent dans la lumière du ciel, ne sont pas dignes de la gravité chrétienne, et les extases du pieux Esteban Murillo sentent un peu le fagot. Il faudrait donc jeter au feu la poétique liturgie consacrée à la sainte vierge, les méditations de sainte Thérèse et de saint Ignace, et surtout l’Imitation.


S. JACQUEMONT.