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nourriture. Au bout de trois jours, pour ne pas le laisser mourir de faim, il fallut le tirer du cachot. On l’envoya à Schlusselbourg, dans une compagnie de discipline. Un des soldats de l’escorte du réfractaire, touché de ses discours, se convertit. N’est-ce pas là des traits dignes des Actes des martyrs ? C’est que, à tant de siècles de distance, sujets du tsar ou sujets de César, c’est presque mêmes esprits et mêmes âmes.

Religion ou politique, toutes ces conceptions du paysan de Chevelino, nous les retrouverons, presque trait pour trait, chez le comte Tolstoï. Ce qu’enseigne le romancier, le moujik le met en pratique. Sur l’état et le gouvernement, un Soutaïef ne saurait avoir que des idées confuses. Sa politique est bien russe, inspirée à la fois de notions enfantines et de notions théologiques. Pour lui, il y a dans l’autorité les bons et les mauvais. Les mauvais, ce sont les fonctionnaires qu’il connaît, les tchinovniks de tout ordre qui lèvent les impôts et mettent en prison. Les bons, c’est le tsar qu’on ne voit pas, le tsar qui trône au loin. « Si le tsar savait ! » dit Soutaïef avec la foule de ses pareils. Un jour, il part pour Pétersbourg ; il veut « avertir le tsar. » Peine perdue, on ne le laisse pas approcher. L’infortuné réformateur est contraint de revenir à son village, s’accusant d’avoir péché par manque de persévérance. Soutaïef n’a que quelques centaines d’adeptes ; mais ils sont des milliers, les paysans qui, sans avoir le courage de l’appliquer, sympathisent avec sa doctrine ; ils sont légions, les prophètes innomés qui vont prêchant au fond du peuple un semblable évangile.


III

Les simples, les primitifs ne sont pas les seuls tourmentés du besoin d’une rénovation religieuse. Il se rencontre aussi dans les classes supérieures, parmi les civilisés et les raffinés, des âmes affamées de vérité et dégoûtées de la fadeur des mets traditionnels que leur sert en ses lourds plats d’or le clergé officiel. Le cas du comte Léon Tolstoï n’est pas, dans son monde, un phénomène isolé. Sous ce rapport, la fin du IIIe siècle en a rappelé le commencement. Comme au temps de Mme de Krüdner et de Spéransky, la société pétersbourgeoise, à demi détachée de l’orthodoxie, semble parfois « possédée du besoin de croire à côté[1]. » Et, de même que les contemporains d’Alexandre Ier se nourrissaient de Saint-Martin et de Swedenborg, c’est, le plus souvent encore, de l’étranger que les délicats font venir leur pâture spirituelle.

  1. M. E. -M. de Vogüé, le Roman russe, p. 31.