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maintenir l’équilibre de l’être humain. Ce n’est ni son unique ni son principal motif. Cet ouvrier de la pensée affiche pour le travail musculaire l’estime et le goût exclusifs du bas peuple. Tel de ses contes raille avec âpreté le stérile labeur de la tête. Le travail par excellence est le travail de la terre ; tous les hommes devraient en vivre. Cela encore est bien russe. Tolstoï a publié, à ses frais, un opuscule d’un sabbatiste, où il est démontré, d’après la Bible, que tout homme doit remuer la terre au moins trente-cinq jours par an. Le travail industriel, non moins malsain pour l’âme que pour le corps, devrait être aboli, et les villes supprimées. Tolstoï a pour ces Babylones impures la répulsion de l’errant. Il faut quitter les villes où « l’on consomme sans produire » pour vivre aux champs, en renonçant à tous les besoins artificiels de la vie urbaine. Le problème du paupérisme est simple ; Soutaïef l’a résolu d’un mot : il n’y a qu’à répartir les pauvres des villes entre les izbas des paysans.

Sa doctrine, le réformateur l’a mise lui-même en pratique, autant que peut le faire un Russe de sa classe. S’il n’a pas distribué ses biens aux pauvres, c’est par scrupule de père de famille, et aussi parce que l’aumône ne sert d’habitude à rien ; ce n’est pas avec de l’argent qu’on peut secourir son prochain. Tolstoï vit à la campagne ; il laboure, il fane, il moissonne de ses mains, et sa robuste santé s’en trouve bien ; car il n’a rien d’un détraqué ou d’un névropathe, ce romancier philosophe. Ce n’est pas, comme Dostoïevsky, un épileptique. De même que le paysan russe, il a son métier pour l’hiver. Il fait des bottes qui se vendent bien. Un jour, chez un de ses amis, il en découvrit une paire dans une vitrine, avec cette étiquette : Bottes faites par le comte L. Tolstoï. » Cela refroidit quelque peu son goût pour l’alène. Il n’est pas seulement cordonnier, il sait encore réparer les poêles. Mais c’est toujours la terre qui garde ses préférences : la large main qui a écrit Guerre et Paix se délecte à conduire la charrue. Pour prendre en pitié les faiseurs de livres, Tolstoï n’a pas cependant jeté la plume. Il ne sème pas seulement le seigle ou l’avoine, il est aussi un semeur d’idées, un laboureur d’âmes. Il se plaît à défricher les esprits incultes de ses frères du peuple ; les vérités qu’il a découvertes, il les répand à poignées sur les champs vierges de la Russie paysanne.


V

On a rapproché Tolstoï de Schopenhauer. On a trouvé à sa doctrine une saveur indoue, comme si tout l’effort religieux de la Russie aboutissait à une sorte de bouddhisme chrétien. Cela est