Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’étonnant ? le prince révolutionnaire et le théosophe athée sont tous deux des voyans et des croyans. Ils ont eu la même vision. Non moins que Bakounine ou Kropotkine, Tolstoï est anarchiste on partisan de « l’an-archie. » Une société amorphe ne l’effraierait pas. Détruisez tous les gouvernemens : de ce qu’on appelle le désordre sortira « un ordre libre, « Il en ferait volontiers l’expérience pour les peuples, comme il Ta faite pour son école de Iasnaïa-Poliana. Une fois livrés à eux-mêmes, les hommes, comme ses petits moujiks, feraient régner parmi eux la justice et la paix[1].

Ici encore, entre ce nihiliste et les autres, il y a une différence capitale. Ce n’est pas seulement la dynamite en moins, c’est que toutes les espérances de Tolstoï portent sur une chose dédaignée de la plupart des socialistes : la religion et la fraternité chrétienne. Pour élever l’humanité jusqu’au nouveau paradis, il a un levier, l’évangile. À qui saurait éliminer l’intérêt personnel, il serait aisé de refaire une autre société, une autre économie politique. Par là même, ce visionnaire religieux est moins chimérique que nos utopistes révolutionnaires. Son rêve de régénération sociale, il dépendrait de l’humanité de le réaliser. Pour faire de cette misérable terre une demeure céleste, les hommes n’auraient guère qu’à mettre en pratique le Sermon sur la montagne. Ce qui est chimérique, devons-nous répéter à Tolstoï, ce n’est pas votre panacée évangélique, c’est l’espoir de la faire adopter de tout un peuple, fût-ce votre bon et grand peuple russe. N’importe, Tolstoï a raison dans sa folie. Les fous, peut-il dire, sont tes hommes assez aveugles pour refuser de le suivre.

Malgré ses illusions et ses outrances, la doctrine de Tolstoï est d’un esprit sain. La terre promise éternellement rêvée, il la cherche au dedans de l’homme plutôt qu’au dehors. Il sent l’impuissance des révolutions, l’insuffisance des lois et de la science elle-même pour transformer les sociétés. Il professe que, pour supprimer la misère, il faut supprimer le vice. Il affirme que tout progrès social doit avoir pour principe un progrès moral. Par là son enseignement est bienfaisant. Ce démophile n’est pas un adulateur du peuple. Il lui prêche l’émancipation par la conversion. En histoire, il est vrai, dans la guerre comme dans la paix, il ne croit qu’au peuple, aux masses obscures, aux forces inconscientes, aux infiniment petits[2]. Il est étranger au culte des héros : l’esprit russe, dit-il, ne reconnaît guère de grands hommes. À ses yeux, c’est le

  1. Comparez l’École de Iasnaïa-Poliana à Ma Religion.
  2. C’est ce que M. Albert Sorel a fort bien montré dans une conférence sur Tolstoï historien.