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j’oserai donc dire que c’est lui reprocher ce qui fait la véritable et unique originalité de son style. Non-seulement il croit que les grandes choses parlent assez éloquemment d’elles-mêmes, et qu’au contraire des petites, qu’il faut relever par l’éclat de l’expression, plus on est simple et mieux on les exprime. Mais on pourrait presque prétendre qu’il n’y a pas pour lui de « grandes choses, » en ce sens que rien n’est « grand » que par rapport à l’homme, et que, dans l’étude de la nature, il faut commencer par faire abstraction de l’homme.

Si d’ailleurs les encyclopédistes n’ont pas rendu justice à l’originalité de son style, ils l’ont rendue bien moindre encore à la grandeur et à l’étendue de l’imagination de Buffon. On sait qu’ils étaient les plus secs des hommes, et les plus courts d’haleine. Volontiers ils auraient réduit l’art d’écrire à l’art de raisonner, et l’art de raisonner lui-même à la logique aride de l’école. Cependant, quand ils le pouvaient, ils y ajoutaient encore l’art de conter un conte moral, celui de faire une brochure, et d’aiguiser une épigramme ou une impertinence. Buffon ne faisait point de brochures ; il ne répondait seulement pas à celles que l’on faisait contre lui ; il ne se mêlait pas non plus de réformer le monde. Or c’était là ce que dans l’école encyclopédique on appelait avoir des idées, et il est bon de le savoir pour comprendre le singulier reproche que Grimm, on l’a vu, faisait à Buffon. Buffon « manquait d’idées, » puisqu’il n’en avait point sur les fondemens de l’état, et sur l’organisation de la société future. Je crois aussi qu’il n’en avait point ou qu’il en avait peu sur les conditions du poème épique et sur le mérite comparé des tragédies de Marmontel et des drames de La Harpe. Mais pour des « idées, » de véritables idées, personne au XVIIIe siècle, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Diderot, quoi que l’on en dise, n’en a eu davantage, ni de plus grandes, ou de plus fécondes que Buffon. Même c’est l’un des charmes de la lecture de l’Histoire naturelle, de certaines parties au moins de l’Histoire naturelle, que d’y voir les « idées » naître les unes des autres, et la fécondité des hypothèses de toute sorte, « gigantesques et puissantes, » ou « délicates et gracieuses, » égaler en toute occasion, si peut-être elle ne la surpasse, la multiplicité des faits qu’elles expliquent. Cette faculté de généralisation, qui dégage rapidement d’une expérience ou d’une observation les lois qu’elle enveloppe, ou, inversement qui trouve d’abord l’endroit précis d’une théorie qu’un fait nouveau confirme ou modifie, peu de savans, peu de philosophes, l’ont jamais possédée à un plus haut degré que Buffon. Sous ce rapport, il y a quelque ressemblance entre lui et l’auteur de l’Origine des espèces ; et je ne m’étonne pas que la même nature d’imagination scientifique, le même goût des grandes hypothèses, la même hardiesse d’esprit les ait l’un et l’autre conduits à des conclusions qui ne diffèrent entre elles que de cent ans de progrès et de découvertes.