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légation de Tanger, l’exacte vérité sur cette affaire. Pressé par les réclamations instantes du consul-général de France, M. de Chasteau, et d’ailleurs inquiet de l’influence qu’Abd-el-Kader exerçait dans le Maroc au détriment du pouvoir impérial, le sultan Abd-er-Rahmane s’était décidé à prendre contre lui des mesures effectives. Au commencement du mois de mai, un corps composé de 2,000 cavaliers réguliers, de 500 hommes d’infanterie et d’une batterie de quatre pièces de campagne, avait été réuni près de Fez, sous les ordres du prince Mouley-el-Hassan, cousin de l’empereur. Dans le même temps, le kaïd El-Ahmar, nouvellement appelé au gouvernement du Rif, avait reçu l’ordre de marcher contre Abd-el-Kader et de s’emparer de sa personne, ou tout au moins de l’expulser du territoire de l’empire. Quand le kaïd fit part de cet ordre aux chefs kabyles, ceux-ci lui répondirent : « Sois le plus fort, nous t’aiderons. » En attendant, ils prirent le parti de s’abstenir.

El-Ahmar, qui ne pouvait disposer que de 400 chevaux, fit demander du renfort à Fez ; on lui envoya 700 cavaliers ; mais, on ne sait pourquoi, il n’en mena d’abord que 200 vers la deïra. L’émir, pour gagner du temps, fit demander par des cheikhs amis des explications au kaïd, qui excipa des ordres impériaux. Pendant ces pourparlers, Abd-el-Kader avait fait avertir ses partisans, qui accoururent, et il résolut de prendre immédiatement l’offensive.

Une belle nuit, il marcha sur le camp d’El-Ahmar, où tout dormait sans aucune garde. Au point du jour, il ordonna aux tambours de ses réguliers de battre la charge ; en un moment, les chevaux marocains, effrayés, rompant leurs entraves, se précipitèrent au travers des tentes, et bientôt le sauve-qui-peut devint général ; mais Abd-el-Kader, qui voulait se montrer généreux, fit crier aux fuyards de se rassurer, parce qu’il était seulement venu pour s’entendre avec El-Ahmar. En effet, sur son ordre, Bou-Hamedi entra dans le camp, sans fusil, avec une faible escorte, et se dirigea vers la tente du kaïd ; mais soudain les : gardes nègres d’El-Ahmar firent feu sur la petite troupe ; lui-même mit en joue Bou-Hamedi, l’arme ne partit pas, et le khalifa d’Abd-el-Kader, usant de représailles, abattit d’un coup de pistolet le kaïd à ses pieds. L’émir, protestant de son respect pour l’autorité sacrée de l’empereur, laissa le maghzen retourner à Fez ; il ne voulut pas retenir prisonniers la femme et les enfans d’El-Ahmar, mais il n’empêcha pas les gens du Rif de piller le camp marocain.

En même temps qu’il faisait de ce côté montre de modération, ses agens répandaient le bruit d’un accord prochain avec la France, par l’entremise de l’Espagne, et de la création d’un état indépendant sur lequel régnerait Abd-el-Kader depuis la Sebkha d’Oran à l’est jusqu’à Mélilla au couchant. Ce qu’il y avait de fondé dans cette