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V

Le 18 décembre, le duc d’Aumale était parti d’Alger pour Nemours, l’ancien Djemma-Ghazaouat. La mer était détestable, le vent soufflait en tempête. Il fallut relâcher d’abord à Mersel-Kebir, puis demeurer trente-six heures au mouillage de Rachgoune, à l’embouchure de la Tafna ; bref, ce fut seulement le 23 au matin que le prince put atterrir à grand’peine dans la crique étroite qui sert de port à Nemours. En relâchant à Mers-el-Kebir, il avait pris à son bord le général Cavaignac, qui devait faire, dans le commandement de la province d’Oran, l’intérim de La Moricière, appelé en France pour l’ouverture prochaine de la session législative. En même temps qu’eux arrivait sur la plage un groupe d’hommes hâves, décharnés, en haillons, blessés la plupart, mais fiers d’attitude, superbes, magnifiques ; c’étaient des réguliers d’Abd-el-Kader, et ce fut ainsi que le duc d’Aumale apprit le désastre héroïque, mais décisif, de leur chef et de sa petite armée. La Moricière, venant de Sidi-Brahim, ne tarda pas à lui donner le détail de la catastrophe.

Quand, après quelques instans de réflexion, le prince eut déclaré à La Moricière qu’il ratifiait pour son compte la promesse faite par lui à l’émir et qu’il en acceptait la responsabilité, La Moricière lui fit son remercîment avec effusion, avec émotion même. Cavaignac écoutait, d’abord silencieux ; puis il dit lentement : « Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on s’efforcera de l’amoindrir et même de le retourner contre vous. — Eh bien ! répliqua en riant le duc d’Aumale, le général de La Moricière est député de la gauche, et vous n’êtes pas, je crois, sans avoir encore quelques amis dans le parti républicain : à vous deux de parer. »

Le soir, dans la baraque du commandant de place, La Moricière amena l’émir ; la chambre, très petite, était à peine éclairée par une lampe fumeuse ; le duc d’Aumale n’avait auprès de lui qu’un de ses officiers et l’interprète principal, M. Rousseau. Après avoir donné les marques de respect consacrées par l’usage arabe, Abd-el-Kader dit au prince : « Tu devais depuis longtemps désirer ce qui arrive aujourd’hui ; l’événement s’est accompli à l’heure que Dieu avait marquée. » Il y eut ensuite un assez long silence ; puis le duc d’Aumale prit la parole : « Le général m’a fait part de ce qui s’est passé entre toi et lui ; il t’a assuré que tu ne serais pas retenu en captivité et que tu serais conduit à Saint-Jean-d’Acre ou à Alexandrie. Je confirme cet engagement et j’approuve tout ce que le général t’a dit. Il sera ainsi fait, s’il plaît à Dieu ; mais il faut