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tradition, l’état se proclamant un parvenu, plaçant sottement son entrée dans le monde à cent ans en arrière, au lieu de vingt siècles, comme il le pourrait et le devrait, il semble qu’un pareil état, précaire, flottant, toujours en mutation, compromette singulièrement la force, sinon dès le premier jour, du moins à la longue, de cet appareil militaire et diplomatique, dont la faiblesse pourrait le livrer en proie aux appétits des peuples rivaux. Au lieu d’un ministre de la guerre en dix ou quinze ans et d’un-major général, ayez-en vingt successifs ; au lieu de choisir les généraux pour leurs connaissances professionnelles, prenez-les pour leurs opinions, soit politiques, soit religieuses, soit philosophiques ; au lieu de considérer le recrutement de l’armée pour le maximum de force qu’il peut conférer au pays, avec le minimum de perturbation dans les carrières civiles essentielles, faites-le dépendre de rancunes électorales, de flatteries pour de vils préjugés populaires ; ayez un jour un ministre de la marine qui méprise les cuirassés, s’éprend des torpilleurs et veut couvrir les mers de ces derniers ; puis, le lendemain, un autre ministre qui dédaigne les torpilleurs et ne veut plus entendre parler que de cuirassés ; supprimez de votre politique extérieure toute tradition et tout plan ; au lieu d’un homme réfléchi, circonspect, mais ferme en ses desseins, soyez, au point de vue extérieur, comme une femme capricieuse, mobile, à qui personne n’ose se fier, il est clair que vous ne remplirez pas la fonction de l’état au point de vue de la sécurité.

C’est un aveu triste à faire, l’état moderne offre des garanties médiocres pour la défense même de la nation. Certains esprits en prennent leur parti en se disant que, tous les états devant tôt ou tard se moderniser et se livrer pieds et poings liés au régime électoral absolu, les conditions seront les mêmes pour tous et que l’infériorité n’existera plus pour aucun. Ce raisonnement ne serait qu’à moitié juste : il faudrait encore tenir compte du tempérament des peuples, de ce qu’on appelle la lourdeur de certains, qui n’est que circonspection, patience, persévérance, esprit de suite ; ceux-là useraient peut-être du régime électif pur en le rendant moins mobile et moins variable, Or, ce n’est jamais ni aux peuples ni aux hommes légers que le monde a appartenu ; c’est à ceux qui savent concevoir en silence et suivre de longs desseins.

D’autres trouvent leur consolation dans cette espérance que les conditions de l’humanité vont changer soudain. On l’a connue batailleuse pendant les quarante ou cinquante siècles de son existence consciente ; comme si les lois de l’habitude n’existaient plus, elle va en un clin d’œil se faire pacifique à tout jamais. Le vieux dicton : Homo homini lupus va se transformer, sans transition, en