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ne se perpétuent, ne s’étendent que parce qu’ils sont conformes aux nécessités de la vie humaine et de la vie sociale. Comme le langage, comme l’échange, le droit naît spontanément par le développement d’embryons successifs. Le langage, la syntaxe même, ont précédé les grammairiens ; l’échange et toutes ses applications ont devancé les économistes ; le droit a précédé les législateurs. Si, pour le développement humain, il eût fallu attendre les décisions vacillantes, incertaines, contradictoires de la raison raisonnante, l’humanité, après tant de siècles, ne se serait guère élevée au-dessus de l’animalité.

Aussi, c’est la coutume d’abord qui, non pas crée le droit, mais le constate et le sanctionne. Partout le droit non écrit, non formulé, a devancé le droit écrit. Les premiers législateurs ne sont, en quelque sorte, que des scribes qui recueillent et mettent en ordre des coutumes sorties graduellement du sentiment populaire ou plutôt de la nécessité des choses. Ils s’en réfèrent toujours aux mores majorum. L’idée d’innover ne leur vient pas. Le fameux mot de réforme, qui aujourd’hui fait sottement tourner tant de têtes, leur est inconnu. Une fois fixé par l’écriture, par des textes précis et concis, le droit continue cependant à être en mouvement et en développement. Mais ici encore, pour tout analyste exact, l’initiative ne vient pas du législateur. Vous avez partout un droit prétorien, une jurisprudence qui graduellement se superpose au droit écrit, le fait dévier, le corrige, l’amplifie : or, ce droit prétorien, c’est pour certaines espèces particulières, soit nouvelles, soit modifiées par les circonstances et le milieu social, l’application graduelle des règles qu’exige la nature des choses transformée. Ce droit prétorien lui-même ne fait guère que copier les usages nouvellement établis ; le législateur arrive en dernier lieu pour une suprême sanction.

Voulez-vous que nous assistions à la genèse de quelques droits, et vous verrez combien il est faux que ce soit la loi qui les crée. On a dit, par exemple, que c’est la loi qui crée le droit de propriété : il n’est pas de proposition plus frivole et plus contraire à l’histoire. J’ai montré dans mon ouvrage sur le Collectivisme par quels tâtonnemens le droit de propriété privée s’est dégagé de la propriété collective. Dès qu’un peuple est passé du régime pastoral au régime agricole, les demeures deviennent fixes : chaque ménage est propriétaire de sa hutte ou maison et souvent d’un petit enclos y attenant. Cette propriété primitive, c’est la nature même qui la recommande et qui l’indique à l’homme, la promiscuité lui étant antipathique. En dehors de cette chétive maison et de cet enclos, tout le reste du territoire est commun ; mais il comprend