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toiles cirées, en cas de mauvais temps. Ils sont équipés comme nous. Ils rient, nous rions comme des fous chaque fois qu’on essaie une nouvelle pièce de notre armure, soit que nous chaussions les bottes informes ou que nous enfilions les culottes à fonds extravagans.

On pense ensuite à la lumière. Il faut voir clair pour prendre les notes la nuit, et nous décidons de ne pas changer notre système d’éclairage : nous achetons des lanternes du pays que l’on protégera au moyen de bottes en bois ; quand elles seront brisées, on les remplacera par des lanternes vénitiennes… de Perse en solide toile huilée. Dans ces lanternes, — il faut mettre quelque chose dans une lanterne, — on mettra de la bougie russe. Elles seront suspendues à la barre de la tente comme des candélabres. Nous ne nous servirons pas d’huile ou de pétrole, ni de lampes : dans une chute, une lampe se disloque, un bidon se perce, tandis que la bougie se casse, mais les morceaux sont bons, et on la brûle même sans lanterne, au besoin.

En troisième ligne, les moyens de faire du feu. Là-haut, pas de combustible que des racines, des herbes, du kisiak (fiente du bétail), que l’on trouve seulement par places. A Ak-Basoga, près du Taldik, des genévriers parsèment les pentes ; on en chargera plusieurs chevaux d’une provision qu’un ménagera avec soin. Mais il faut allumer le feu et vite et facilement. Après une pénible étape, les hommes sont fatigués ; il leur tarde de voir le feu, de se chauffer, de boire le thé, et sur la neige, par le vent, la tempête, malgré les trous qu’on creuse à grand’peine, il en faudrait, du temps, des essais, avant que la flamme s’élance brillante, réjouissante ! Aussi, outre les briquets, l’amadou, le nombre infini de boites d’allumettes, on prendra du pétrole et de l’esprit-de-vin, et un âtre, une plaque de tôle qui sera le foyer chaque jour changé derrière lequel ne chanteront pas les grillons. Sur la plaque, on posera le combustible, qu’on arrosera de pétrole ou d’esprit, et avec une allumette cela flambera. Vive le feu, ami des voyageurs !

Et les vivres, allez-vous dire, ne viennent qu’en quatrième ligne ? C’est l’affaire capitale dans une expédition ; c’est l’intendance, la base des opérations stratégiques de longue haleine ; c’est, au commencement de l’œuvre, l’enthousiasme qui persiste, à la fin le moral abattu relevé par la digestion. On va peut-être me trouver bien matériel. Les idéalistes m’accuseront d’ériger un autel à l’estomac : j’en érige un à la source de l’action. On excusera la franchise d’un homme qui a mené souvent la vie brutale du voyageur, et on lui pardonnera son enthousiasme à l’égard de « l’intendance, » car il a plus de cent fois constaté la mauvaise humeur, la maladresse, l’apathie,