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le découragement involontaires des estomacs délabrés, je veux dire des hommes obligés à la dépense de forces qu’ils ne pouvaient pas réparer.

Aussi, lorsque l’on discute la quantité des vivres, qu’on suppute le nombre des journées de marche et qu’on dit : « Prenons pour trente jours à une livre par jour, » je dis : « Prenons pour quarante-cinq jours à deux livres. » Mais les Kirghiz prétendent qu’on mange beaucoup moins sur le Pamir que plus bas… « Si les provisions nous gênent, nous les jetterons. »

Et, partant de ce principe, nous achetons sucre, sel, thé, bonbons, riz, viandes fumées, charcuterie, oies fumées, mouton fumé, poisson fumé de l’Aral et de l’Oural, fromages, conserves, en doublant ou triplant les quantités considérées comme nécessaires. On répare la batterie de cuisine ; en temps ordinaire, elle est sommaire : on prend l’indispensable.

Pour lutter contre la neige et la glace, nous emportons des pelles, des pioches de tailles diverses, des haches. La pharmacie n’est pas considérable. Capus, qui en est l’administrateur, la complète, et il comble les vides résultant des étapes précédentes. Grâce à la pharmacie militaire, nous avons ce qu’il faut.

Il nous reste encore des menus objets apportés d’Europe pour être distribués aux indigènes que nous voulons récompenser de leur bonne volonté ou gagner à notre cause. Mais il en reste peu, et nous achetons, à Tachkent, un beau winchester nickelé que nous destinons au khan de Kanjout, qui garde le sentier des Indes de l’autre côté du Pamir. Une arme aussi luisante l’adoucira. On le dit cruel, barbare ; il est mauvais fils, en tout cas, car il s’est défait récemment de son père. Il l’a fait assassiner. Il faudra nous « mettre bien » avec ce jeune potentat. A Marguilane, on fabrique des bandes d’étoffe de soie à dessins pittoresques et à couleurs chatoyantes, faites pour plaire aux dames et même aux hommes peu civilisés : nous en faisons une petite provision. Avec des glaces, des bagues, des boucles d’oreilles, toute une pacotille de bijouterie d’or et d’argent, nous avons le moyen de nous montrer aimables. Nous sommes, en effet, décidés à faire preuve de la plus grande politesse et à prodiguer les sourires les plus engageans lorsque nous le jugerons convenable ; mais il peut être indispensable de montrer les dents, et des dents aussi aiguës que celles d’un loup. Aussi nous ne négligeons pas notre arsenal. Mettez-vous en route décidé à tenir toujours un rameau d’olivier dans une main et un revolver dans votre poche. Vous n’aurez pas parcouru 3 kilomètres que le rameau d’olivier aura pris dans votre poche la place du revolver, qui vous servira dorénavant à formuler les complimens de