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descendons comme du faite d’une toiture, et dans le couloir d’en bas nous tombons dans une suite de véritables puits qui se succèdent et dont la place est marquée par les groupes des Kirghiz qui se reposent, qui hissent les bagages ou les chevaux, et se traînent dans la neige avec les coffres sur le dos, l’un d’eux tirant le portefaix par devant, un autre l’épaulant par derrière. Nos chutes sont nombreuses. Chaque fois, plusieurs hommes aident à relever les gisans ; on dirait des cavaliers en pain d’épice posés sur de la farine, immobiles. On commence par dégager ou dévisser le cavalier, puis on le hale, et c’est ensuite le tour du cheval. A dix heures, nous nous réfugions sur une croupe caillouteuse que le vent a balayée. Il nous éventera, nous aurons froid, mais nous serons à l’abri des avalanches. On déblaie la neige, on s’installe. A mesure qu’arrivent les hommes, ils se posent au-dessus ou au-dessous de nous : sur les bâtons d’un perchoir, la volaille dort à l’abri des attaques du renard. Le soleil donne et il nous brûle. A onze heures, 29 degrés. A une heure vingt arrive le premier bât, et la neige commence à tomber ; les uns après les autres, les muletiers apparaissent. A quatre heures, la neige tombe dru. A cinq heures et demie, elle cesse ; pas de vent, — 6 degrés. A la nuit, une partie des piétons envoyés en avant viennent camper au-dessus de nous, autour de Mollah-Païas, leur chef. A minuit et demi, — 12 degrés.

Dans la nuit, le vent d’est a soufflé avec violence. A cinq heures, dans la tente, — 17 degrés ; dehors, — 19 degrés. Nos hommes, exténués, dorment. Inutile de les éveiller, de hâter le départ ; on ne peut profiter de ce que la neige est gelée : les cordes ne sont pas maniables à l’ombre, et il est impossible de charger les iouks ou de les ficeler. Nous devons attendre le soleil, qui rendra souples les cordes et les membres des hommes engourdis par le froid et le vent d’est toujours violent. Tout le monde a sur ses vêtemens des paillettes, des cristaux de glace, les moustaches ont enfilé des perles, dans la barbe il y a des pierreries. Seuls, nos nez, très rouges, laissent échapper une vapeur qui se condense instantanément ; elle tombe sur mon calepin et ponctue mes notes de glaçons. A sept heures, nous partons, nous allons camper au bout de la tranchée du Taldik.

Les journées se ressemblent, toujours pénibles. Au réveil, nous nous contons que nous avons mal dormi, que nous avions souvent la tentation d’étouffer, que les couvertures nous pesaient, que nous souffrons de la tête, que les oreilles nous cornent par momens, que les lèvres nous brûlent et les yeux et les joues, bref, que les temps sont durs.

On ne sait comment faire pour dormir. Si l’on entasse sur soi