Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

découvrons un chenal, et nous voilà sur le Kizil-Art, dont nous foulons la glace, grâce au balayage incessant du vent glacial du nord-est. Après six heures de marche, d’ascensions pénibles, de descentes, de chutes, nous arrivons à un endroit où le val de Kizil-Art devient gorge. Nous n’apercevons pas encore le sommet de la passe, et les hommes et les chevaux sont étendus comme des agonisans sur une roche plate. Nous sommes trempés de sueur, à peine pouvons-nous ouvrir les yeux, nous avons mal à la tête, et la soif nous dévore, nous mangeons des poignées de neige.

Sadik me montre du doigt la manne blanche qui nous barre la route, et d’un geste il me demande : « Continuons ? »

Aida ! Sadik ! En avant, Sadik !

Sadik porte la main à sa barbe, et, se tournant vers La Mecque, il dit : — Bismillah, au nom de Dieu ! du ton d’homme qui se courbe sous une fatalité inexorable. — Et il part, sondant l’hermine du Kizil-Art de son bâton. Puis il tombe, se relève, tombe encore, s’épuise en efforts ; on le tire du trou et il repart, dès qu’il a repris haleine. Trois Kirghiz se passent le rôle de chef de file ; parfois ils vont chacun de leur côté chercher un gué, parfois tout le monde cherche. Et derrière les premiers, les autres vont, — glissant, culbutant, soufflant. D’en haut, des bandes d’arkars (moutons sauvages) nous regardent longuement. Notre présence les surprend sans les effrayer. Nous ne leur faisons pas l’aumône d’un coup de fusil. Enfin voilà le tas de cornes posé sur un mazor (tombeau) qui marque le sommet du thalweg. Nous ne pouvons passer par là. Et nous prenons à gauche par les crêtes, nous les grimpons et nous nous laissons glisser de l’autre côté, sur le Pamir. Après dix heures de marche, à six heures un quart du soir, nous sommes campés à mi-côte, à 4,600 mètres environ, ayant à nos pieds la vallée de Markan-Sou.

Nous avons la joie des chercheurs lorsqu’ils trouvent, et tandis qu’un à un les chevaux reviennent au bivouac, où on les attire en leur montrant leur tourba (musette) pleine d’orge, je me délecte à regarder vers le sud, du côté du lac Kara-Koul. Par-dessus les hauteurs qui entourent la petite plaine de Markansou que nous dominons, on aperçoit comme un grand vide au-dessus duquel vogue très lentement dans l’azur un nuage unique, rond et blanc, ainsi qu’une boule énorme de neige que les dîvs auraient lancée dans les airs et qui, soudainement impondérable, ne descend plus.

Aussi loin que l’œil voit, il n’y a que dos de montagnes qui ondulent, semés de pics les dépassant de la cime, comme des sultans debout, tête haute, au milieu de la foule inclinée.

Le 23 mars, nous descendons dans la vallée avec l’appréhension