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Nous prenons les outils indispensables : une hache pour tailler la glace, une pioche, une pelle de bois, deux chevaux, et pour eux les six poignées d’orge que nous possédons encore, et nous partons, le bâton à la main.

Après une journée terrible, nous revenons avec l’assurance de ne pouvoir franchir la passe qu’où nous dit mener au Kanjout, et nous retournons sur nos pas. A Langar, nous attendons une occasion favorable, et elle se présente en la personne de deux marchands afghans de connaissance, qui nous facilitent le transport de notre bagage jusqu’à Sarhadd, le premier village du Wakhan. Ces deux Afghans semblent être le type des rudes marchands de l’antiquité, des énergiques trafiquons carthaginois qui faisaient le tour de l’Afrique ou s’enfonçaient dans les déserts, allant troquer leurs marchandises, sabre au côté.

A Sarhadd, un chef afghan vient nous questionner ; il nous fait les plus belles promesses. Il dit être à nos ordres : nous pouvons demander tout ce dont nous avons besoin ; il va prendre immédiatement les mesures pour que rien ne nous manque. Immédiatement nous recevrons vivres, chevaux, yaks, guides, etc. Naturellement on ne nous envoie rien ; quand nous voulons faire des provisions, on nous les refuse. Défense expresse a été faite aux habitais de nous fournir quoi que ce soit. Un courrier va demander du renfort à Kila-Pandj. Le plan du chef est de nous faire attendre et de nous obliger ensuite à rebrousser chemin quand les soldats seront arrivés.

Nous laissons reposer nos chevaux trois jours, nous achetons de la farine à tout prix, en cachette, la nuit nous en rassemblons pour huit jours, et nous partons pour le Tchatral.

Nous traversons la neige de l’Hindou-Kouch, sans guide. Après six jours de marche, nous arrivons au premier village du Tchatral. C’était le 17 mai. Nous nous reposions dans un bois, sur l’herbe, heureux d’en avoir fini avec la neige et le froid, quand soudain une bande de Tchatralis nous entoure. On dirait des chouans, avec leurs baudriers, leurs tresses de cheveux, leur face rasée. Mais ils ont les yeux agrandis par l’antimoine, et des boucliers de cuir à clous luisans, des couteaux à la ceinture, beaucoup d’armes ; on dirait des personnages d’opéra comique, des Tziganes costumés en brigands, montrant des dents blanches. Leur chef, à cheval, possède un express-rifle et un revolver. Il se donne comme le fils d’un personnage influent ; il a ordre de nous empêcher de passer. Nous lui demandons s’il y a quelqu’un sachant lire le persan dans sa troupe ; il nous répond que non, et nous lui disons que c’est très fâcheux, car nous avons des papiers très intéressans que nous lui ferions