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voir ; mais nous allons nous rendre auprès de son père, qui verra du premier coup que nous sommes d’honnêtes gens. Nous lui donnons une foule de bonnes raisons de croire ce que nous avançons. Il tient conseil avec les siens, et consent à nous laisser poursuivre notre chemin, d’autant plus que nous lui avons déclaré très nettement que nous ne retournerions pas d’une semelle en arrière. A propos de semelles, je dois dire que ce que nous avions aux pieds ne méritait pas ce nom. Notre costume n’était pas fait non plus pour donner de nous-mêmes une grande idée, mais nos armes et notre attitude pouvaient du moins inspirer le respect. Nous n’étions pas beaux : nos mains et nos figures étaient gercées, elles désenflaient, et leur peau s’écaillait ; ce mélange de rougeur et de hâle ressemblait à une lèpre.

Le pis était que nous n’avions pas de roupies, rien que de l’or et fort peu, et c’était le côté faible de notre argumentation, car le jeune homme commandant cette bande disait très justement : « Si vous êtes Faranguis, vous avez des roupies. Donnez-nous des roupies. » C’est le trait ethnographique à quoi les Tchatralis reconnaissent les Faranguis-Inglis, qui leur en donnent beaucoup. La roupie est la monnaie la mieux connue dans ce pays de pauvres gens, qui sont à la discrétion du plus offrant. On nous tenait pour des Russes, et on nous arrêtait à l’instigation du gouvernement anglo-indien.

Malgré les courriers envoyés par le metar de Tchatral et son fils de Mastoudj, nous avons poursuivi notre route. On voulait nous forcer à retourner sur nos pas, et, à chaque instant, un cavalier arrivait qui nous apportait une nouvelle invitation à ne pas avancer. Plus de vingt fois, la troupe des porteurs s’arrêta ; plus de vingt fois, elle mit bas ses charges par ordre supérieur : autant de fois nous eûmes à subir le même interrogatoire que le jour de notre première rencontre, et toujours je secouai la tête et persistai dans mon idée première. Nous n’avions que l’idée d’aller en avant. On est vite décidé quand on ne songe qu’à une chose. Tantôt on se débarrassait des importuns ambassadeurs par des menaces, par des moqueries, par des plaisanteries, par des colères, par des mutismes d’où rien ne pouvait me faire sortir. De sorte qu’après ces enquêtes multiples, les Tchatralis ne savaient plus que penser des intrus qui leur arrivaient par le Baroguil, et qu’on les avait chargés de contraindre à rebrousser chemin. Et c’était là notre supériorité sur ces barbares : nous savions ce que nous voulions, et eux ne savaient que faire.

Nous avons fait halte le 22 mai au soir à Mastoudj. Et Rachmed, qui a la manie de compter les jours, nous dit : « En voilà