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plémentaire, soit des capitaux, soit des travailleurs en surcroît. Dans cette situation grosse de périls, et en tout cas de perspectives peu engageantes pour les nouveau-venus au banquet de l’existence, les principaux économistes font appel, afin de limiter le nombre des convives, à la prévoyance des classes laborieuses ; c’est sur leur prudence au point de vue des mariages, sur leur zèle à observer le moral restraint, qu’ils comptent pour remplacer l’action lamentable des guerres, des épidémies, des famines, de la misère même et du vice, ces barrières fatales et brutales mises à la propagation de l’espèce, lorsque la volonté des hommes est insuffisante à la retarder.

Certes, convaincus qu’ils étaient de la justesse de leurs déductions, et animés d’intentions philanthropiques incontestables, les écrivains dont nous rappelons les doctrines avaient le droit et le devoir de formuler une loi rigoureuse, même si elle était décourageante pour une portion bien considérable de nos semblables[1] ; mais le sentiment qu’elle fait naître dans l’esprit du lecteur impartial est assurément douloureux. Sismondi s’écriait, en résumant le système dit anglais, que « achetées à ce prix, les richesses industrielles coûtent trop cher à l’humanité ». Si la synthèse à laquelle il fait allusion eût été complètement fondée, son exclamation aurait dû porter non-seulement sur les richesses issues de l’organisation économique actuelle, mais, d’une façon générale, sur la misérable condition de l’espèce humaine, broyée entre des fatalités contradictoires ; car quel agencement spécial pourrait prévaloir contre un désaccord aussi profond entre les besoins, les instincts, les tendances les mieux enracinés dans l’être vivant, et un ordre de choses providentiel foncièrement hostile à leur satisfaction ? « Les êtres humains sont mis au monde en vertu d’une loi de la nature, disait Malthus, et, en vertu d’une autre, ils ne peuvent être nourris. » Quel que fût le système de relations établies du capital au travail, l’appauvrissement général de l’espèce, en face de subsistances trop peu abondantes pour le nombre croissant des copartageans, n’en eût pas moins été inéluctable, et nulle réforme industrielle ou économique n’aurait conjuré longtemps cette désastreuse calamité.

En tout cas, les classes pauvres étaient les premières menacées, et cette fraction de l’école dont nous avons rappelé les enseignemens ne le leur dissimulait pas. Bien plus : tandis qu’elle les acculait à une destinée peu enviable, elle fournissait aux victimes

  1. Malthus lui-même écrivait mélancoliquement : « Je ne crois pas que, parmi mes lecteurs, il s’en trouve beaucoup qui se livrent moins que moi à l’espoir de voir les hommes changer généralement de conduite au point de vue de l’observance de la contrainte morale. »