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mis ce « journal » à quelque confident, avec la mission de le publier après sa mort comme une sorte de testament, comme un témoignage survivant de ses pensées ? Toujours est-il que le « journal » a paru et qu’il a aussitôt fait grand bruit à Berlin, dans le monde des partis, surtout dans le monde officiel, qu’il a particulièrement ému. Il a été discuté, commenté ; on s’est passionné autour de cette exhumation mélancolique du malheureux souverain. Les uns y ont vu une indiscrétion coupable, une trahison des secrets d’état ; les autres se sont hâtés d’y chercher une arme dans l’intérêt de leurs opinions et de leur cause. Les polémiques ont eu le temps de se donner libre carrière. Aujourd’hui, M. de Bismarck à son tour arrive un peu tardivement avec un rapport un peu brutal qu’il adresse à l’empereur Guillaume, et où il réclame des poursuites contre une publication compromettante pour les intérêts de l’empire. Le chancelier, en feignant de mettre en doute l’authenticité des notes attribuées à Frédéric III, se donne la satisfaction de traiter avec une âpre et hautaine rudesse celui qui les aurait écrites, surtout son entourage, — et en demandant des poursuites contre ce qui a été publié, il n’a vraisemblablement d’autre intention que de prévenir la divulgation de quelques autres parties du « journal, » qui pourraient être plus désagréables encore. Les poursuites et les sévérités sont un peu aujourd’hui la précaution inutile. On peut mettre les juges en mouvement, recommencer quelque procès d’Arnim, essayer de prévenir des indiscrétions nouvelles. On ne supprime rien, on n’interdit rien en ce temps-ci. Ce qui ne paraît pas à Berlin peut paraître ailleurs ; ce qui est déjà connu ne peut plus être effacé ; ces notes de celui qui fut Frédéric III courent aujourd’hui le monde ; elles sont allées porter partout le secret de ce prince à l’âme mystérieuse, à la destinée tourmentée, qui n’a connu le règne que pour le perdre aussitôt.

Elles ont sans doute un intérêt singulier, ces notes écrites au jour le jour, avec une manifeste sincérité, sous l’impression des événemens ; elles ont surtout cela de curieux qu’elles éclairent d’une lumière assez nouvelle la nature morale de ce prince, ses aspirations, ses inclinations familières, sa position dans le monde où il vit. Évidemment, celui qui fut le prince Frédéric-Guillaume avant d’être l’empereur Frédéric III n’a jamais eu la position qu’il désirait, à laquelle il avait le droit de prétendre. Il est tenu à l’écart de la politique, — premier sujet du royaume, obéissant à son père, soldat soumis et toujours prêt, mais peu consulté, peu écouté, et peut-être même depuis longtemps un peu suspect pour ses idées. C’est un prince d’une originalité assez étrange, réunissant tous les contrastes, alliant l’orgueil de sa race aux goûts les plus simples. Il représente un peu, même en 1870, un victorieux malgré lui, faisant la guerre sans l’aimer, se plaisant à être complimenté pour sa philanthropie, pour son humanité