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temps, fit une courte traversée. La batterie basse avait été affectée aux malades les plus graves ; mais avec le mauvais état de la mer, on dut en tenir les sabords exactement fermés. Ceux qui ont partagé les fatigues de cette campagne peuvent seuls se faire une idée du degré d’infection qui en fut la conséquence. La matière des vomissemens se mêlait aux déjections alvines sur les matelas, sur le pont ; l’eau de mer, embarquant par les écubiers, charriait d’une extrémité de la batterie à l’autre cette masse d’ordures d’une repoussante fétidité… Les fumigations chlorurées luttèrent avec constance contre cette cause sans cesse renouvelée d’empoisonnement miasmatique ; mais ai-je besoin d’ajouter que ce fut sans résultat efficace ? » Ce n’est pas seulement à la tempête qu’il faut s’en prendre ; les médecins sont prêts, comme toujours, à faire leur devoir ; il ne leur manque que les moyens d’action ; pour combattre le mal, ils sont désarmés. Dès le mois de janvier 1855, le docteur Marroin fait entendre ses plaintes, dont on ne tiendra compte : « Je ne puis passer sous silence, dit-il, les difficultés déplorables que rencontrent les chirurgiens de marine en accompagnant les blessés et les fiévreux de l’armée évacués sur Constantinople. La distribution des boissons et des vivres s’opérait sans aucune régularité. On manque souvent d’eau pour les tisanes et pour les pansemens… Des hommes épuisés par la maladie, à peine protégés par quelques lambeaux de couverture, arrivaient à la plage pour être embarqués sur des navires de commerce frétés à cet effet. » Le docteur Chenu dit de son côté : « La situation des blessés est cruelle ; ils n’ont point été pansés depuis leur départ de Crimée ; l’appareil s’est dérangé et gêne plus qu’il ne sert ; le gonflement des parties a rencontré trop de résistance avec le linge qui s’est durci ; la gangrène, la vermine même ont envahi les plaies… Les bâtimens de commerce chargés du transport des malades et des blessés n’étaient point organisés pour ce service… Si le bâtiment avait un médecin, il n’avait ni bandes, ni charpie, ni linge ; ses provisions n’étaient point en rapport avec ses besoins[1]. » Que nos blessés et nos malades n’aient point tous succombé dans les conditions mortelles où ils étaient maintenus, c’est miracle[2] !

La prise de la partie sud de Sébastopol, qui ralentit subitement la guerre, en mettant fin aux combats par grandes masses et en ne laissant subsister que quelques rencontres insignifiantes, ne vida point

  1. Crimée, p. 709 et 710.
  2. La Russie semble n’avoir pas été mieux partagée que nous ; des ballots de charpie expédiés à Sébastopol par Pétersbourg s’égarent en route et sont achetés par des fabricans de papier qui les mettent en cuve pour en faire de la pâte. Voir la Guerre et la Charité, par Moynier et Appia, p. 86, 1 vol., 1867.