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les ambulances. Le typhus, ce fidèle allié des batailles, ce compagnon des agglomérations militaires, allait de nouveau les remplir. On peut apprécier ses ravages en comptant les morts. Du 1er octobre 1855 (la prise de Sébastopol est du 8 septembre) au 1er juillet 1856 (l’évacuation définitive a eu lieu le 6), les décès furent au nombre de 12,963, dont 242 par suite de blessures, et 12,721 par suite de maladies. Le personnel médical pendant la durée des hostilités avait failli succomber aux fatigues, à cause de l’infériorité numérique dans laquelle on l’avait laissé ; cette fois il succombe, il n’a plus que sa vie à donner, il la donne, il ne déserte pas les chevets où râle le typhus, il en meurt. Pendant le mois de février, 12 médecins sont enlevés par l’épidémie ; 15 dans le mois de mars, alors que le feu a cessé de toutes parts ; 12 dans le mois d’avril, après que l’on a tiré des salves d’artillerie en réjouissance de la paix qui vient d’être conclue. Donc, en l’espace de quatre-vingt-neuf jours, 39 médecins vont rejoindre les 95,000 cadavres français dont nous avons saturé la terre de Chersonèse. Je ne suis pas surpris que le médecin en chef ait écrit, en parlant du service sanitaire : « Chacun continue à faire son devoir avec un héroïsme et un mépris de la mort qui font l’admiration de l’armée. » Il est facile de monter à l’assaut, malgré les paquets de mitraille, lorsque l’on sent les coudes des camarades, enivré par le bruit, stimulé par l’exemple, les yeux fixés sur le drapeau qui marche en avant, comme l’image même de la patrie. La chaleur du sang, l’éréthisme nerveux, je ne sais quelle voix intérieure qui chante les fanfares de gloire, tout anime au combat et devient du courage ; l’effort n’est pas de longue durée, on arrive ou l’on tombe ; la mort est foudroyante ; elle a frappé avant qu’on ne l’ait aperçue. Cela est grand, je le sais, car tout sacrifice de soi-même est beau ; mais bien plus admirable me semble le dévoûment du médecin qui, de pied ferme en son hôpital, engage contre la contagion la lutte quotidienne. Là, point d’emportement irréfléchi, point de cris de victoire ; mais la volonté, l’abnégation et le sentiment de ce que l’on doit à ceux qui souffrent, au respect de soi, à la fonction que l’on exerce. Dans le milieu empesté des salles d’ambulances, la mort est humble, presque honteuse ; elle est partout, elle vous enveloppe, on respire son haleine ; elle vous saisit entre le pot de tisane et « le geigneux. » Son appareil est misérable, son toucher fait de vous un objet de répulsion ; se battre contre elle sans défaillance, pendant des jours, pendant. des mois, ne pas reculer d’un pas lorsqu’elle marche vers vous et vous regarde face à face, savoir qu’elle sera la plus forte, ne s’en point soucier, et redoubler d’énergie pour lui disputer ses victimes, c’est donner preuve d’une hauteur d’âme qui défie les paroles les plus