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moins qu’auparavant, soit trois heures par jour au lieu de douze. Et les faits allant à l’encontre de cette théorie spécieuse, la somme d’heures de travail à accomplir demeurant la même, ils en concluent, avec Stuart Mill, « qu’il est douteux que toutes les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour aient diminué la fatigue quotidienne d’un seul être humain. Elles ont contraint, ajoute-t-il, un plus grand nombre d’hommes à mener une vie de réclusion et de rude labeur ; elles ont permis à un plus grand nombre de manufacturiers et d’industriels d’édifier de grandes fortunes ; elles ont augmenté l’aisance des classes moyennes, mais elles n’ont pas encore opéré, dans les destinées de l’humanité, les grands changemens qu’elles sont appelées à réaliser. »

Existe-t-il donc réellement une loi d’airain contre laquelle viendraient se briser tous les efforts de l’humanité, secondés par des intelligences supérieures, par des inventeurs de génie, par des savans de premier ordre ? cette élite, qui précède et guide l’humanité, serait-elle condamnée à voir son labeur infructueux, à reconnaître, après des investigations sans nombre et de merveilleuses découvertes, que ses efforts aboutissent fatalement au sisyphisme, mot nouveau, emprunté à la fable antique, à l’histoire de ce fils d’Eole, condamné par Pluton à rouler sans cesse un bloc énorme au sommet d’un rocher d’où, sans cesse, il retombait sous ses bras lassés ? Le sisyphisme, dans lequel s’incarnent les efforts impuissans et stériles, le travail ingrat qui jamais ne diminue, jamais ne s’arrête, le poids de la misère un instant soulevé par l’effort puissant, et qui, plus lourd et plus écrasant, retombe sur le malheureux épuisé ! Est-il vrai, enfin, que ce vaste courant commercial, qui charrie jusqu’aux extrémités du monde les produits les plus divers de l’industrie européenne, qui en rapporte dans son reflux les matières premières indispensables à l’industrie, se ralentisse et doive s’immobiliser un jour en une mer stagnante, sans écoulement et sans issue, en un encombrement sans nom de produits inutiles, dépassant tous les besoins ?

Et cependant, si merveilleux que soient les progrès accomplis, ils sont loin encore d’avoir donné les résultats qu’on est en droit d’en attendre. Si invraisemblable que cela puisse paraître, il n’en est pas moins vrai que cette industrie nouvelle et pour ainsi dire naissante est encore à l’état de transition, à l’état chaotique. Elle ne compte qu’un demi-siècle d’existence et, pour avoir révolutionné en ce petit nombre d’années les vieilles lois économiques, elle n’a pu encore créer les siennes, dégager nettement sa formule. Dans certaines branches de l’industrie, elle a fait d’étonnantes conquêtes ; dans d’autres elle est restée comparativement stationnaire. Si elle