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milieu d’une bataille gagnée. Il quitta la scène du monde en héros, comme il y était entré, laissant l’Europe étourdie du bruit de son génie et de ses vertus. Sa fille Christine lui ressemblait par l’intelligence. Elle eut aussi son amour de la gloire, mais sans savoir distinguer la vraie de la fausse.

Elle n’avait pas tout à fait six ans lorsque son père fut tué à Lützen, le 6 novembre 1632. Les questions de régence et de tutelle avaient été réglées d’avance par Gustave-Adolphe. Il avait ordonné premièrement, sur toutes choses, de ne laisser la reine sa femme se mêler de rien, pas plus de l’éducation de sa fille que des affaires de l’état. Il ne pouvait penser sans terreur à ce qui se passerait si Marie-Éléonore avait le droit d’exprimer des volontés, et il avait recommandé à tout le monde de l’exclure de tout. C’était inscrit sur les registres du sénat, c’était dit dans les instructions au chancelier Oxenstiern. Le roi y était revenu dans ses lettres, pendant la campagne. Au moment de livrer bataille à Lützen, il en écrivait encore à son ministre. Rarement époux amoureux vit aussi clairement la bêtise de sa femme.

Il avait placé Christine sous la tutelle du conseil de régence. Le sénat et les états devaient aussi s’intéresser à cette éducation, et tous ensemble travailler à ce qu’une petite fille très maligne devint un grand prince, car le roi avait recommandé de l’élever en garçon. Lui-même y avait pourvu en lui nommant un gouverneur, dont Christine vieillie persistait à trouver le choix très heureux. « Il avait été, dit-elle, de tous les plaisirs du roi, confident de ses amours et compagnon de toutes ses courses et débauches… Ce gentilhomme était excellent en tous les exercices, homme de cour, mais il était fort ignorant ; de plus, fort colère et emporté ; fort adonné aux femmes et au vin dans sa jeunesse ; et ses vices ne l’ont pas quitté jusqu’à la mort, quoiqu’il se fût fort modéré. » Ce modèle des gouverneurs de princesses était secondé par un sous-gouverneur également ivrogne, et par un précepteur, docteur en théologie, l’honnête Jean Matthiœ. Le chancelier Oxenstiern avait la haute main sur le palais. Par malheur pour Christine, il était retenu en Allemagne lors de la mort de son maître. Les autres régens n’osèrent pas tenir tête à la veuve de Gustave-Adolphe, et Marie-Éléonore eut le temps de faire des siennes. Il ne dépendit pas d’elle que sa fille ne devint folle.

La perte d’un époux était une trop belle occasion de pleurer pour qu’elle n’en profitât pas avec éclat. Elle résolut de se signaler par une douleur dont il serait parlé dans le monde. Ce furent des déluges et des hauts cris, le jour et la nuit, pendant des semaines, des mois, des années. Elle avait fait tendre son appartement de noir, du plancher au plafond, boucher les fenêtres avec des