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visage… Enfin, je m’aperçus avec étonnement qu’elle me plaisait, et d’un instant à un autre je me trouvai entièrement changée pour elle. Elle me parut plus grande qu’on nous l’avait dite, et moins bossue ; mais ses mains, qui avaient été louées comme belles,.. étaient si crasseuses, qu’il était impossible d’y apercevoir quelque beauté. »

Ces lignes sont un témoignage frappant de l’ascendant de cette fantasque créature. Quand elle voulait plaire, elle plaisait, en dépit de ses costumes ridicules, de ses allures masculines et de sa crasse. Seulement, ce n’était jamais pour longtemps ; les sentimens qu’elle inspirait étaient mobiles comme son humeur. A Compiègne, elle effraya le premier quart d’heure, intéressa et amusa le second. Elle eut de l’esprit, des reparties gracieuses : on l’admira. Le soir n’était pas venu, qu’on la redoutait pour ses impertinences. Elle emprunta les valets de chambre du roi pour la déshabiller et la servir « dans les heures les plus particulières, » et cela choqua. Il y eut un retour en sa faveur le lendemain matin, quand elle reparut frisée et débarbouillée, vive et gaie. Elle divertissait extrêmement le jeune roi et était, malgré tout, en beau chemin de plaire, lorsqu’elle fut prise d’un de ses accès de jurons, impiétés et jambes en l’air. Il fallut s’accoutumer à des manières aussi nouvelles. La cour décida finalement que la reine de Suède lui représentait les héroïnes de romans de chevalerie aux jours de la mauvaise fortune, quand Marfise et Bradamante ont leurs plumets défrisés et pendans, et ne mangent à leur faim que si quelque roi les invite à souper. L’air affamé avec lequel Christine s’était jetée en arrivant sur une collation, ajouté au mauvais état de ses nippes, autorisait ces comparaisons. Les suffrages hésitaient encore ou, plutôt, se divisaient : Christine se perdit par une maladresse. Son indiscrétion naturelle la poussa à conseiller Louis XIV sur une question délicate. Le roi était amoureux de Marie Mancini, et leur roman déplaisait à la reine mère. Christine engagea Louis XIV à en faire à sa tête, et à épouser celle qu’il aimait. Anne d’Autriche se hâta de congédier la reine de Suède, qui ne le demandait point.

Il fallut partir. Christine s’en alla voir Ninon de l’Enclos, qu’elle accabla de complimens. Elle parut faire plus de cas d’elle que d’aucune femme qu’elle eût encore vue, sans doute à cause de l’absence de préjugés dont la carrière de Ninon donnait la preuve. Christine voulut même lui persuader de l’accompagner chez le pape. Par bonheur, Ninon avait trop de monde pour se prêter à une démarche incongrue.

La reine reprit la route d’Italie. Elle coucha une nuit à Montargis, où la grande Mademoiselle eut la fantaisie de la revoir une