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préfets « les pays où l’émigration présente peu de chance de succès, » et il ordonnait à ses subordonnés de porter à leur tour, par la voie du Recueil des actes administratifs, cet avis précieux à la connaissance des sous-préfets, maires et commissaires de police de leur département. Parmi les pays ainsi désignés figurent le Mexique, le Brésil, les États-Unis de l’Amérique du Nord, etc. Qu’est-ce que M. le ministre entend par « chance de succès ? » Les émigrans doivent-ils renoncer à obtenir aux États-Unis un emploi de cantonnier ou un bureau de tabac ? Ce qui présente peu de chances de succès pour un typographe en présente peut-être beaucoup pour un charpentier, et réciproquement. Comment de braves bureaux, inoffensifs et sédentaires, peuvent-ils bien signaler des territoires immenses, dont un seul est dix-huit fois plus grand que la France, comme propres ou impropres à l’émigration ? Tout cela ne dépend-il pas de cas particuliers ! Celui qui est résolu à s’expatrier attend-il, les yeux grands ouverts et la bouche bée, le dernier numéro du Recueil des actes administratifs de son chef-lieu pour savoir la contrée où il doit se rendre et celle qu’il doit éviter ?

Dans un autre ordre d’idées, M. Waldeck-Rousseau rappelait, il y a quelques années, que, si les conseils municipaux désignent librement, en vertu de la loi, les noms des rues et places publiques situées sur le territoire de leur commune, « celles de ces dénominations qui ont le caractère d’hommage public » ne peuvent être autorisées que par décret du chef de l’état. « Vous vous abstiendrez toutefois, monsieur le préfet, disait le ministre, de me soumettre des propositions tendant à décerner des hommages de ce genre à des personnages vivans, ou sur la vie desquels l’histoire ne s’est pas encore prononcée. » En recevant ce dépôt, imprimé tout vif, des idées de son chef hiérarchique, quelles n’ont pas dû être les perplexités d’un administrateur départemental ! A quel moment précis peut-on dire d’un homme que l’histoire s’est prononcée sur sa vie ? A quoi reconnaître la réalité de ces formules métaphoriques : « les arrêts de l’histoire,.. le jugement de la postérité ? .. » Peut-on dire que l’histoire s’est ou ne s’est pas prononcée sur François Ier ou sur Mirabeau, sur Napoléon ou sur Ledru-Rollin, sur Gambetta ou sur Louis-Philippe ? En 1878, quelques mois après la mort de M. Thiers, grand nombre de municipalités voulurent donner son nom à l’un de leurs boulevards ; le ministère d’alors, trouvant sans doute que l’histoire s’était suffisamment prononcée, envoyait journellement à l’Elysée des décrets approbatifs de ces délibérations locales ; de son côté, le maréchal de Mac-Mahon, qui trouvait peut-être que le verdict historique n’était pas encore définitif, et qui voyait surtout là-dedans l’intention de lui être désagréable, refusait d’y apposer sa signature. Force resta naturellement au cabinet ;