Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/863

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous essaierons de faire sentir en même temps toutes les ombres qui l’enveloppent.


I

Supposons, par pure hypothèse, que la morale future s’astreigne à rester « exclusivement scientifique, » — c’est-à-dire fondée sur des faits positifs et sur des rapports entre les faits, sans le moindre mélange de notions métaphysiques, — que sera-t-elle alors ? Dans la philosophie de l’évolution, la science des mœurs sera une branche de la psychologie et de la sociologie, une science de faits naturels et de lois naturelles, une éthique physique, selon le titre expressif que M. Barratt donne à son ouvrage. Cette physique des mœurs ne pourra donc être autre chose qu’une histoire ou une prédiction : elle aura l’autorité qui s’attache à la connaissance du passé ou à la connaissance de l’avenir. L’astronomie raconte ou annonce ; elle nous apprend que le système planétaire offrait hier telle apparence et qu’il offrira telle autre apparence demain, en vertu du changement respectif de ses élémens. De même, embrassant comme d’un sommet élevé et l’horizon qui est derrière nous et l’horizon qui est devant nous, la science des mœurs nous racontera notre passé et nous annoncera notre avenir ; elle nous apprendra d’où nous venons et où nous allons. L’humanité est en marche, dira-t-elle, l’humanité évolue : sortie de l’animalité, elle s’avance, selon des lois précises, vers un état de vie intellectuelle et sociale inconnu aux animaux. Nous sommes comme les Hébreux marchant vers la terre promise ; la colonne de lumière qui luit sur nos têtes, c’est la science : ce qu’elle peut, c’est d’éclairer la route et d’en montrer d’avance le terme lointain. La science ne fait pas de « commandemens. » Elle ne descend pas de la montagne avec les tables de la loi divine ; les seules lois qu’elle promulgue sont celles qui sortent de la réalité, non celles qui la dominent. Mais, si la science n’est pas législatrice à la manière de Moïse, elle est cependant, elle aussi, comme ces « voyans » qui annonçaient l’avenir ; si elle ne dit pas, en vertu d’une autorité surnaturelle : « Tu ne tueras point,.. » elle dit, en vertu des lois mêmes de la nature : « En vérité, un jour viendra où les hommes ne tueront plus, où ils ne prendront plus le bien d’autrui, où ils ne commettront plus d’adultère. » Et la vertu pratique attachée à ces prophéties, c’est leur valeur scientifique. Ainsi que, parfois, les prophètes ont amené la réalisation de leurs prophéties par cela même qu’ils les avaient faites, grâce à l’influence des idées sur les événemens, ainsi la science, en annonçant l’avenir, travaille à le réaliser ; ses prédictions sont des suggestions ; la